Non, les Américains n'auront pas notre seul vrai moment européen: l'Eurovision!

Tix, le représentant de la Norvège, interprète la chanson

Ah non! Ils n’auront pas notre Eurovision! Une version US du concours débutera, a-t-on appris cette semaine, en 2022. “Hi there Cincinatti, how did you guys vote tonight? Awesome!” Non, no et never! 

Les Américains ne “pigent” pas l’Eurovision –they don’t get it. J’ai hébergé une amie de Miami un weekend d’Eurovision. Je l’avais prévenue -le samedi soir 40 personnes multi-culti débarqueraient, drapeaux, sifflets et score-cards à gogo. Je n’oublierai jamais son regard perplexe devant l’enchaînement des prestations de plus en plus excentriques. Au bout de la 27e chanson elle se lève. Son regard se mue en effroi lorsque je lui dis “oh no Isabel, it’s not finished ! We now have... the voting procedure!” 

 

Son origine, c'est la volonté hallucinante en 1956 d’un groupe de pays qui, dix ans après s’être massacrés, se retrouvent pour chantonner des mélodies aussi insipides que porteuses d’espoir.

 

Première erreur (faite souvent, aussi, sur notre propre continent) –imaginer que le Concours Eurovision de la Chanson est un Concours de la Chanson. À part leurs 5 minutes of 12 points, qui peut fredonner encore la chanson azerbaidjanaise gagnante en 2011 où Elli et Nikki nous faisaient part de leur peur de respirer, tant ils nous aimaient? Qui garde en mémoire la lamentation ukrainienne hermétique sur la déportation des Tatars de Crimée avec laquelle Jamala enchanta pourtant tout un continent, le temps d’un samedi soir en mai 2016? 

Le seul mot qui compte dans le titre est “Euro”. C’est un événement ô combien identitaire sur un continent qui en manque cruellement. C’est sans doute le seul, l’unique vrai moment “européen” que nous regardons ensemble. Le Championnat d’Europe fait certes de l’audimat mais, au fond, le foot sera toujours forcément binaire. Ce mastodonte, cette moissonneuse-batteuse des contradictions continentales fait irruption dans nos vies depuis toujours. Son origine est aussi invraisemblable que touchante, la volonté hallucinante en 1956 d’un groupe de pays qui, à peine dix ans après s’être massacrés, se retrouvent pour chantonner des mélodies aussi insipides que porteuses d’espoir d’un avenir collectif un tant soit peu plus harmonieux.

Par la force des choses, nous avons tous notre histoire Eurovision. J’ai regardé ma première en 1967 dans ma Cornouaille britannique, un monde dont le granit des murs concurrençait le noir et blanc des 2 seules chaînes de télévision. Tout d’un coup, une fois par an, arrivent ces images granuleuses du “continent”. Je me sentais moins “isolé”. Une fenêtre s’ouvrait sur un monde “anywhere out of this world”. Je frissonne aujourd’hui comme à l’époque lorsque j’entends l’incantation magique “Bonsoir Bruxelles, puis-je avoir vos votes, s’il vous plaît?” 

 

Ce mastodonte, cette moissonneuse-batteuse des contradictions continentales fait irruption dans nos vies depuis toujours.

 

J’ai également ma propre histoire Eurovision live, une infime part certes de ce puzzle panoramique. En 2004 j’animais une conférence internationale sur je ne sais quel sujet particulièrement prenant que j’ai complètement oublié. La chose dont je me souviens est d’un coup de fil. “Bonjour, on ne sait pas si cela peut intéresser le journaliste sérieux que vous êtes -mais on a pensé à vous pour donner les points de la France à l’Eurovision.” “Vous plaisantez, dis-je -je coucherais pour faire cela!” Ainsi, Tour Eiffel scintillante derrière moi, j’ai eu le trac de ma vie, pensant au petit garçon cornouaillais lorsqu’en 2004 j’égrène, au nom de mon pays d’adoption, les “points”. Je n’avais qu’une trouille -que les téléspectateurs de France 3 plébiscitent la chanson de l’Ancienne République Yougoslave de la Macédoine, tant j’avais peur de bafouiller le titre (la France, contrairement à l’Albanie, n’avait pas de prompteur.) Fort heureusement leur chanson était très mauvaise. C’est également sans doute le seul moment de ma vie où j’ai pu déclencher l’euphorie de 70.000 personnes dans un stade d’Ankara. “Nos douze point vont vers vous, la Turquie!” Sur l’enregistrement l’on entend leurs hourras hystériques mixés avec ma voix ajoutant in extremis la phrase oh combien mythique de mon enfance (hélas oubliée depuis en raison de la multitude déconcertante des concurrents) –” …et ici se terminent les votes du jury français!” 

 

Alex Taylor communiquant les votes de la France lors de l'Eurovision en 2004.

C’est notre fête des voisins à nous, Européens. On vit sur le même continent, on a beau faire notre Union et payer nos différents pains avec la même monnaie. On ne se connaît pas. Au mieux, la plupart du temps, on se boude. Le temps d’une soirée, nous faisons semblant de cohabiter, Barcelone dit buenas noches à Baku, Stockholm salue... (eh oui) Sydney! Ce soir nous nous retrouverons à nouveau entre nous, entre autres, devant un Norvégien atteint du syndrome de Gilles de la Tourette affublé d’ailes d’ange poursuivi par des diables SM en cuir, des vamps serbes en high boots latex luttant vaillamment contre l’ouragan de leur machine à vent, un Suisse enfermé dans d’énormes briques Bauhaus hurlant sa solitude devant l’éternel, une rappeuse russe féministe faisant son coming-out d’une matriochka géante ou un Allemand dont le ukulélé avec des perles de diamant est sa seule et merveilleuse réponse à “la haine”. 

Dans un monde qui manque de repères, l’Eurovision bétonne nos anciennes certitudes collectives. Les banques peuvent faire faillite, la banquise peut s’effondrer et le Covid-19 parcourra le monde, rien n’empêchera la Grèce et Chypre de s’octroyer leurs 12 points immuables. Les Britanniques d’habitude rois de la pop enverront invariablement une nullité sans nom car “c’est juste un truc pour l’Europe” avant de se recueillir le lendemain après un énième “nul points” -persuadés qu’ils ont bien fait de brexitter car “l’Europe ne nous aime pas.” 

 

Dans un monde qui manque de repères, l’Eurovision bétonne nos anciennes certitudes collectives. Les banques peuvent faire faillite, rien n’empêchera la Grèce et Chypre de s’octroyer leurs 12 points.

 

Il y a -aussi!- de vrais moments historiques, et l’Europe se fait non seulement grâce aux petits pas de Monnet et Schuman que dans ces moment aussi imprévisibles que beaux. Le fait qu’Israël donna en 1981 ses douze points à une chanson sur la paix d’une jeune allemande émeut aujourd’hui encore la chanteuse Nicole et l’Allemagne. Lorsqu’une drag-queen barbue enchaîne d’innombrables “Twelve Points”, c’est tout un continent qui envoie un “non, nein, et no” retentissant à l’homophobie de Poutine et cie – (et par la même occasion un message d’espoir à de jeunes Russes cherchant à ouvrir les mêmes fenêtres que moi à l’époque). Cette année encore, le fait que la Suède soit représentée par Tusse, né en RDC, et qui obtint l’asile en Suède après 3 ans dans un camp de réfugiés ougandais “parle” à notre narration collective. Ce sont des histoires, leurs histoires. Le temps d’une soirée impénétrable pour les autres, par le biais de ce “machin” abracadabrantesque, elles deviennent nos histoires communes. Quant à la musique, c’est une tout autre histoire.

 

“Brexit, l’autopsie d’une illusion” d’Alex Taylor, éditions JC Lattès, en savoir plus ici

 

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