Le féminisme expliqué à mon père - BLOG

Toi et moi on a eu des hauts et des bas. Je ne sais pas si c’est ta gentillesse ou ton humour que je préfère. Tu es une force tranquille, de ceux qui ne s’énervent que rarement. Tu affectionnes des qualités comme l’intelligence, l’éloquence, l’humour ou encore l’intégrité. Tu t’émeus sans peine des paroles de Cabrel ou de Souchon et je chéris nos trajets en voiture, dans un silence religieux, avec Léonard Cohen. Tu me donnes l’opportunité de pouvoir dire haut et fort, écrire noir sur blanc “Mon père, c’est un mec bien”, et ce n’est pas rien. D’aucuns diront que j’ai un Œdipe en points de suspension.  

Ce témoignage est l’introduction à l’ouvrage de l’autrice: Tu ne vas pas sortir comme ça? paru aux éditions Leduc.

FÊTE DES PÈRES - Mon Dad, mon Doud, Papa,

Me voilà à mon bureau, t’écrivant cette lettre ouverte, mal assise, le cul entre l’affection que je te porte et le feu qui m’habite face au sujet que je veux traiter. Ça sort dans le bazar, ça ne sonne pas juste. Je trébuche sur mes mots, tantôt doux, tantôt violents. Je repense à nos disputes pendant les vacances quand je te dis que tu n’en fais pas assez. Je repense aussi à nos discussions et à nos blagues qui me sont si précieuses. 

Ce n’est pourtant ni la première fois que j’y réfléchis ni la première lettre que je t’adresse. À vrai dire, on a toujours un peu fonctionné comme ça: quand les choses sont trop importantes pour être dites, je te les écris.

Par écrit, je t’ai demandé pardon, je t’ai fait des promesses, nous avons signé des contrats moraux. Nos lettres viennent au secours de notre relation, comme un recours ultime pour se comprendre et s’accorder. Peut-être suis-je trop sensible quand je m’adresse à toi et qu’au moins, le temps de l’écriture me donne celui de la réflexion. Peut-être que c’est ma manière de te montrer que j’ai appris de toi et de ton goût pour les bons mots. J’espère avoir un peu hérité de ton aisance à les assembler, sache que je m’y efforce. Avant de me lancer dans le cœur du sujet, il me semble opportun de raconter une histoire. Qui commence par toi, qui se poursuit par moi. Une histoire que tu connais pour partie. 

Vous avez envie de raconter votre histoire? Un événement de votre vie vous a fait voir les choses différemment? Vous voulez briser un tabou? Vous pouvez envoyer votre témoignage à temoignage@huffpost.fr et consulter tous lestémoignages que nous avons publiés. Pour savoir comment proposer votre témoignage, suivez ce guide!

Tu es né en 1951, dans une famille blanche, catholique, de la bourgeoise industrielle de province, dernier enfant d’une fratrie de six. Tu as reçu une éducation judéo-chrétienne, de droite. Pas la droite des fachos hein. La droite de De Gaulle puis celle de Chirac. Celle des traditions, mais pas des réacs”. Celle des chauvins, pas des nationalistes. Celle qui est pro Europe, capitaliste aussi. Tu as épousé une femme qui a été élevée peu ou prou de la même manière. Et vous avez eu des enfants, dans une ville de province coquette. C’est là que j’interviens, en décembre 1990, Fanny Simone Antoinette Marie, dernière-née de quatre enfants, héritière des prénoms de ses grand-mères. Blanche, bourgeoise, femme, baptisée et catholique. Enfant des années 90, fan de “Charmed” et de Britney Spears. 

Toi et moi on a eu des hauts et des bas. Je ne sais pas si c’est ta gentillesse ou ton humour que je préfère. Tu es une force tranquille, de ceux qui ne s’énervent que rarement. Tu affectionnes des qualités comme l’intelligence, l’éloquence, l’humour ou encore l’intégrité. Tu t’émeus sans peine des paroles de Cabrel ou de Souchon et je chéris nos trajets en voiture, dans un silence religieux, avec Léonard Cohen. Tu me donnes l’opportunité de pouvoir dire haut et fort, écrire noir sur blanc “Mon père, c’est un mec bien”, et ce n’est pas rien. D’aucuns diront que j’ai un Œdipe en points de suspension.

Avec maman vous m’avez élevée, aux côtés de mes frères et sœurs. J’ai d’ailleurs longtemps cru que vous nous aviez éduqué exactement pareil, garçon et filles. J’ai tout pris de vous: les armes et les valises, les forces et les failles. Le conformisme et toutes les manières de le questionner. Le sérieux et l’humour. Tous vos paradoxes, vous me les avez offerts.

J’ai grandi, fait mes expériences propres. Suis sortie de la famille, puis de mon milieu, puis de ma ville. J’ai continué à apprendre à être une fille puis une jeune femme et enfin, une femme. J’ai questionné mon éducation, la société, mon rapport au monde et aux autres. Et puis j’ai senti ce malaise diffus grandir en moi, petit à petit. Ce sentiment étrange qui me suivait déjà depuis quelques années. Auquel je m’étais habituée sans pouvoir vraiment le nommer. D’abord un sentiment d’injustice, des points que j’ai eu du mal à relier. Des regards, des paroles, des attitudes d’hommes qui me semblent déplacées, qui me mettent mal à l’aise. Un corps dont je me suis toujours sentie embarrassée parce qu’il était regardé et commenté en permanence. Cette intériorisation que celui-ci est fait pour paraître et pour satisfaire les autres.  Quoi de mieux qu’une bonne vieille main au cul en classe de 4e pour se rendre compte que le corps d’une femme appartient à tous sauf à elle-même? C’était des réflexions de potes, qui disent que les photos de moi au rugby, ”ça fait vraiment catcheuse” alors que j’étais contente parce qu’on avait fait un bon match. C’était l’intime conviction qu’on te juge bien plus durement que tes copains qui font la même chose, qu’il s’agisse de consommation d’alcool ou d’aventures d’un soir. Et de mésaventures en indignations, j’ai cherché, jusqu’à comprendre.

Dans les sciences sociales, il y a ce terme de “point de vue situé”. On demande aux auteurs de se détacher de leur expérience propre pour garder une certaine distance avec leur sujet et ne pas fausser leur raisonnement. Je ne suis pas sociologue, je ne me réclame d’aucune science. Et si ce n’est pas de mon expérience que j’ai tout appris, il est évident que c’est elle qui m’a fait prendre conscience de tout ce qui m’amène à être féministe. Car oui, c’est de ça, de ce qui me tient tant à cœur, que je veux te parler aujourd’hui. 

Ta petite féministe a fait son chemin et ce que tu considères comme un tendre sobriquet, je veux le porter en étendard. Je sais que parfois tu ne te sens pas concerné, et que souvent tu me trouves un peu casse-pied. Qu’il arrive que mes remarques t’agacent et que tu aies du mal à comprendre ce qui m’anime. Mais nul ne pourra arrêter cette machine fabuleuse et essentielle. Ni les récalcitrants, ni les sceptiques, ni toi. Je n’ai attendu l’autorisation de personne, ça ne t’étonnera pas, pour prendre la pleine conscience de ces combats et pour les mettre au centre de ma vie. 

40 ans nous séparent. Et avec eux le MLF, mai 68, le droit à la contraception et à l’avortement, King Kong Théorie et Baise-moi, Les Femen, #Meetoo, #Balancetonporc et tant de personnes qui ont contribué à bouger les lignes, à modifier le curseur de la norme. Certains pensent que le féminisme est un humanisme. D’autres pensent qu’il est inutile d’être féministe quand on peut être humaniste. Moi je crois que c’est une lutte qui recouvre des réalités particulières et surtout qui est celle que j’ai choisie et qui m’a ouverte à toutes les autres. Le féminisme n’est pas une lutte isolée. Son combat s’imbrique à tous ceux menés contre les oppressions. Le féminisme ne peut exister seul et ces ponts intellectuels et politiques doivent être démocratisés. C’est une lutte plus grande que l’individu. C’est une lutte contre un système. Qui doit avoir autant de visages qu’il y a d’ethnies, de pays, de milieux sociaux ou de cultures.

Que fait-on aujourd’hui d’une société où, dans un grand fourretout d’amalgames peu scrupuleux, les débats sur l’immigration, l’islamisation, les banlieues ou encore le port du voile font les choux gras des médias et le bonheur de l’extrême droite, mais où l’un des mots les plus recherchés sur les sites pornos est “Beurette”? Que doit-on penser d’un pays où malgré la désignation comme grande cause nationale de “la lutte contre les violences faites aux femmes”, on promeut comme ministre de l’Intérieur un homme qui est sous le coup d’une enquête pour agression sexuelle? Et qu’est-ce que je dois répondre quand je te demande de l’aide avec mes neveux et nièces et que tu me dis que tu ne sais pas habiller un enfant alors que tu en as eu quatre?
Je sais que tu ne seras pas d’accord avec moi sur tout ce que je souhaite te dire. J’imagine tes arguments, ta manière de pondérer les choses, tes sources dont je me demande toujours d’où tu les sors, tes blagues pour faire retomber un peu la pression… Je ne souhaite pas que l’on soit d’accord sur tout. D’ailleurs, ce n’est pas qu’à toi que je m’adresse. Mais bien à tous les hommes de ta génération. Je pense à mes oncles et à tes amis, aux papas de mes amis, à tous les hommes qui sont aujourd’hui au pouvoir, à tous ceux qui semblent souvent regarder le monde bouger en se demandant ce qui se passe, mais en ne cherchant pas vraiment à comprendre. 

Début 2019, l’expression “OK Boomer” est apparue sur internet pour signifier, de la part des milléniales et de la Gen Z un mépris amusé envers les baby-boomers, qui ne prendraient pas pleine conscience des enjeux sociaux, politiques, mais aussi climatiques auxquels les jeunes générations font face et qui, forts de leur âge et de leur capital économique et culturel, pensent ne pas avoir à écouter leurs cadets. Je dois bien t’avouer que ça me fait rire. L’esprit mutin et subversif des jeunes qui osent se dresser face à l’ordre établi, je trouve ça jouissif. Pourtant, je crois en la pédagogie, je crois aux ponts entre les âges.

Ce n’est pas toi que je veux pointer du doigt, mais bien les différences de perceptions entre nos générations et nos convictions. Ce n’est pas ce qui nous sépare que je veux souligner, c’est ce qui peut nous rapprocher. Enfin, ce n’est pas uniquement le caractère grave des luttes qui me tient à cœur ici, mais c’est aussi le comique des situations et des différences abyssales dans la manière dont on les vit, toi et moi, vous et nous. En préparant ce livre, je suis venue te voir, chez toi. On s’est assis ensemble, je t’ai soumis les chapitres, expliqué ma démarche. Tu me disais sans cesse “C’est bien dit”, “c’est vrai ça”, “Tu me mets face à des choses”. Et puis tu m’as parlé de ton enfance, de ta mère et de tes sœurs. Tu m’as parlé de nous, et de toi. Et tu as conclu en souriant, ”Ça m’a fait du bien cette petite psychanalyse”. C’est ce que je retiendrais de l’écriture de ce livre: le dialogue renoué, qui sera, ma plus belle victoire.

On ne change pas les gens et il faut les accepter avec leurs duretés, ça, c’est toi qui me l’as appris. Loin de moi l’idée de t’embrigader. Mais je ne t’écrirais jamais cette lettre si je savais que tu étais un vieux réactionnaire misogyne et ce serait une offense à ton intelligence que de croire que tu ne pourrais ni ne voudrais comprendre les propos qui suivent. Notre amour ne sera jamais fonction de nos opinions politiques, mais si tu le veux bien je voudrais t’expliquer quelques petites choses qui me tiennent à cœur. Je veux t’emmener avec moi pour que jamais mon rejet du système patriarcal n’entache l’amour que je te porte. Pour que nous ne puissions jamais dire que nous nous sommes ratés. 

 Alors peut-être que ce livre rejoindra ta table de chevet, en compagnie de ton vieux réveil en plastique gris et noir et de ta pille de polars. 

Je t’aime d’un tendre amour.

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