Quand le maintien de l'ordre vire au "casse-pipe", des policiers témoignent

Depuis plusieurs années, et en particulier depuis l'explosion du mouvement des gilets jaunes, des policiers non formés au maintien de l'ordre sont de plus en plus souvent mobilisés sur des opérations de ce type (photo prise à Paris lors d'une manifestation, le 11 janvier 2020). 

POLICE - “Quand on passe la journée à recevoir des projectiles avec l’ordre de ne pas bouger, parfois on a juste envie de partir. Et si on le fait, les gens verront comment ça se passe si on n’est pas là.” Les manifestations contre la loi Travail de Myriam El Khomri, les gilets jaunes, la mobilisation contre la réforme des retraites, les évacuations de migrants place de la République, le mouvement d’opposition au projet de loi “Sécurité globale”... Depuis le printemps 2016, les forces de sécurité ont été sollicitées comme rarement face à la grogne sociale et politique.

Un thème qui est abordé ce jeudi 8 juillet dans le cadre du Beauvau de la Sécurité, où une table ronde doit permettre aux différents acteurs de la sécurité publique de réfléchir au maintien de l’ordre et à son avenir. 

Car avec l’évolution des modes de contestation et la radicalisation d’une partie des manifestants, police et gendarmerie doivent faire face à de nouvelles difficultés. Porte-parole du ministère de l’Intérieur, Camille Chaize expliquait le 30 novembre dernier sur Arte que le niveau de violence observé ces dernières années est “exceptionnel”, tout comme la récurrence des manifestations, qui peuvent être “non déclarées, désorganisées, sauvages”. 

La fonctionnaire ajoutait: “Et donc, face à ce nombre de manifestations de plus en plus important, des policiers dont ce n’était pas le métier se retrouvent à faire du maintien de l’ordre.” En clair, au côté des gendarmes mobiles et des CRS, dont le métier est justement d’encadrer les mouvements sociaux, leurs collègues moins (voire pas du tout) formés à ces techniques sont également mobilisés. Et de plus en plus fréquemment. 

“Le problème de la Bac, c’est qu’on est des chiens fous” 

Le 23 novembre dernier par exemple, au cours d’une soirée tristement remarquée du fait de la violente expulsion de migrants et d’associatifs qui menaient une opération de communication place de la République, à Paris, les fonctionnaires de police mis en cause sur plusieurs séquences appartenaient à des brigades anti-criminalité (Bac) de banlieue. Soit des policiers dont le rôle est principalement de patrouiller et d’intervenir en petits groupes dans des quartiers sensibles. En temps normal en tout cas. 

Or depuis les gilets jaunes, cette normalité n’existe plus. “Avant, on faisait un tout petit peu de manif’, mais vraiment quand ça dégénérait. On était toujours là en réserve, mais pas plus utilisés que ça”, raconte au HuffPost un “baqueux” expérimenté, passé par Paris et la province. “Et puis le premier samedi des gilets jaunes, alors qu’on était avec des gendarmes mobiles et des compagnies d’intervention (dont le maintien de l’ordre est le métier, ndlr), mais aussi des îlotiers (comprendre des fonctionnaires habitués à faire la circulation, ndlr), les patrons ont réalisé qu’on était les plus efficaces, qu’on était mobiles, qu’on ne se laissait pas faire. Et depuis on est tout le temps appelés.” 

Depuis, les policiers des Bac servent en effet d’électrons libres dans les dispositifs d’encadrement des manifestations. “Eux (les hommes de la Bac, ndlr) vont à l’interpellation et nous on les protège pour qu’ils puissent revenir avec l’individu”, nous précise un jeune policier de compagnie d’intervention. “Mais pour eux, c’est dangereux: ils ne sont pas équipés comme nous et pour leur intégrité physique ce n’est pas terrible.” 

Le baqueux poursuit: “Nous sommes formés à intervenir sur des violences urbaines, où il faut être hyper mobile, réactif, pour pouvoir faire des interpellations rapidement avec un objectif clair: que la violence cesse. Le maintien de l’ordre, c’est autre chose: les CRS sont formés et équipés pour tenir pendant très longtemps, recevoir des pavés et des insultes, sans bouger.” Une différence d’approche et d’enseignements reçus qui se ressent sur le terrain. “Le problème de la Bac, c’est qu’on est des chiens fous. Si on nous dit de ne pas bouger, mais qu’on a envie d’interpeller, bah on y va...” 

Quatre jours de formation... et puis c’est tout

Ces dernières années, les officiers en charge de la coordination des dispositifs doivent ainsi faire collaborer des policiers aux techniques et aux visions très différentes, qui reçoivent en plus parfois des ordres dissonants. ”C’est le cœur de notre métier d’aller interpeller les fauteurs de troubles”, reprend le policier de la Bac. “Quand on voit devant nous des manifestants mettre le feu et casser des magasins, on ne peut pas rester en place, on n’a qu’une envie: c’est d’y aller.” 

Mais au-delà de ces approches variées, si une chose rassemble les policiers des différents services auxquels nous avons pu parler, c’est que tous déplorent des manquements pénalisants au sein de la police nationale. “On est censés être formés au maintien de l’ordre, mais le problème c’est qu’on ne l’est pas vraiment”, nous confie par exemple le jeune fonctionnaire de compagnie d’intervention, qui explique n’avoir eu droit qu’à quatre petits jours de stage à son arrivée dans le service. Contre plus de trois semaines de formation pour les CRS par exemple. 

“Le premier jour, on ne fait qu’apprendre à mettre sa tenue. Ensuite on a des moments en salle de cours où on apprend la théorie, quelques exercices comme de prendre un barrage ou de disperser des manifestants, mais ça n’a aucun rapport avec la réalité. C’en est très très très éloigné”, se souvient-il. ”Et dès qu’on a fini ces quatre jours, on est censés être formés.” 

Depuis le mouvement des gilets jaunes, dans les manifestations, des unités légères sont désormais déployées au côté des CRS et des gendarmes mobiles, pour interpeller au cœur des cortèges (photo du 29 janvier 2020, à Paris). 

D’ailleurs, dans les jours qui suivent, les premières opérations de “MO”, comme il dit, viennent très vite. “Vous êtes immédiatement plongé dans la violence face aux casseurs. On vous envoie au casse-pipe”, relate-t-il au sujet de ses premières manifestations violentes, contre la réforme des retraites, en plein Paris. “Avec moi il y avait des gens qui sortaient d’école, qui n’avaient jamais vu ces niveaux de violences. Certains étaient tétanisés.” 

Des gilets de protection et des casques achetés par les policiers

Dans la même veine, un CRS raconte au HuffPost avoir vu des collègues d’autres services être mutés avec lui pour des manifestations, sans avoir eu le droit à la moindre journée de formation, toutes annulées à cause du Covid-19. “Ils ont fait comme ils pouvaient, principalement à l’imitation.” Pire encore, un autre policier passé par un service de maintien de l’ordre pendant près de six mois nous dit n’avoir pas reçu le moindre enseignement spécifique. “On a improvisé. On avait des boucliers et des casques, mais concernant les actions à mener, on est parti complètement dans l’inconnu. Des collègues de commissariat étaient dans le même cas que nous, lancés sur le terrain avec juste leur tonfa.” 

Et de découvrir un autre manquement au sein de l’institution. “On a du matériel défectueux, des radios qui peuvent tomber en panne en pleine intervention quand on est isolé, une gazeuse qui fuit et qui est inutilisable... C’est n’importe quoi.” Avec ses collègues au sein de sa brigade, il raconte que les gilets techniques de protection étaient achetés par les fonctionnaires eux-mêmes pour pallier l’absence de dotation. “Idem pour les casques par exemple. Ceux que l’on nous donne, par rapport à ceux des CRS, c’est du carton... Ça ne protège de rien.” Pour lui, la grande première a eu lieu durant les manifestations contre la réforme des retraites, positionné avec deux collègues au milieu de centaines de lycéens dont certains n’ont cessé d’envoyer des projectiles. “Quand on n’est pas trop con, on réagit logiquement, mais pour certains collègues...”

À l’heure du constat d’échec

Or si ces difficultés perdurent depuis des années, elles ne sont aucunement inconnues des autorités. Le 30 novembre dernier, alors qu’il était entendu par la commission des lois de l’Assemblée nationale, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a admis un “manque d’équipement et de formation” au sein de la police. “Il ne faut pas s’étonner que quand on vous met face de quelque chose que vous ne connaissez pas et qui peut être ultra-violent, votre réaction peut être difficile”, a poursuivi le premier flic de France, promettant de créer des postes supplémentaires et de nouveaux services, notamment pour la province.

Reste que pour le moment, tous les policiers interrogés dans le cadre de cette enquête patientent au stade du constat d’échec. “Quand je vois des vidéos de collègues qui frappent parfois des manifestants, j’en viens à les comprendre”, nous confie l’un d’entre eux. “S’ils n’ont jamais eu de formation, ils ne savent pas quoi faire. Et puis ils ont beau être 50 ou 60, s’ils sont face à 5000 personnes qui leur envoient des pavés depuis une heure et demie, au bout d’un moment ils répondent...” 

D’autant qu’en face, la violence semble augmenter en permanence, nous dit le policier de compagnie d’intervention. “Ils (les manifestants les plus violents, ndlr) se font des tutos pour remplir un extincteur avec de la peinture, pour faire des bombes artisanales avec des pétards attachés à des déodorants...” Lui salue les stratégies déjà existantes et auxquelles sont “enfin” revenues les autorités lors du troisième samedi de mobilisation contre le proposition de loi “Sécurité globale”, le 12 décembre 2020. À savoir un encadrement total du cortège et des interpellations préventives par dizaines, dès lors qu’une “nébuleuse” de casseurs commençait à se former. 

“Parfois on n’a plus envie de faire notre métier”

“Avant ça, on nous a laissé en prendre plein la gueule, et c’est pour ça qu’il y a eu autant de policiers blessés”, s’agace-t-il, fustigeant la frilosité des “patrons” liée notamment, à l’entendre, à l’affaire Michel Zecler et plus généralement au mouvement de dénonciation des violences policières. “Il faut nous permettre d’intervenir. Et c’est inquiétant de savoir que la hiérarchie ne nous accompagne pas forcément. On a envie de rentrer en bonne santé le soir, de retrouver notre famille.” À cet égard, le jeune homme évoque, inquiet, un policier de la Brav qui a perdu six dents en étant pris à partie très violemment par des manifestants lors d’un autre rassemblement contre le texte “Sécurité globale”. 

“On a besoin de formation et de matériel”, résument nos différents interlocuteurs. L’un d’entre eux dénonce par exemple des opérations en marge du mouvement des gilets jaunes où un dispositif de maintien de l’ordre était composé “des Bac, de police-secours, de brigades canines”. Soit uniquement des services dont le “MO” n’est pas le métier.  “Et il faudrait revoir les directives et le commandement”, ajoute le jeune policier de compagnie d’intervention. “Je me souviens d’une manifestation où on était placés à République (à Paris) et on avait l’ordre de ne pas bouger. Pendant 30 minutes, on a pris des écrous, des trottinettes, des projectiles, des pétards... Psychologiquement c’est épuisant. Et parfois, on n’a plus envie de faire notre métier.” 

Pour le baqueux, c’est au plus haut niveau de la police et du ministère de l’Intérieur qu’il faut qu’une réaction ait lieu. “Le problème vient du manque de préparation face aux nouveaux modes d’action des membres du black bloc, qui sont hyper mobiles et hyper entraînés. La Direction générale de la police nationale a constamment un temps de retard, une latence pour intégrer les contraintes et s’y adapter.” Car pour lui, aujourd’hui, “quelles que soient les unités, elles risquent toutes d’être envoyées au casse-pipe. On a besoin d’une refonte générale.” À entendre les différents policiers, la réunion du Beauvau de la sécurité de ce jeudi 8 juillet pourrait être le moment idoine. 

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