Accros aux paris sportifs, ils ont vu leur vie basculer

One senior man watches soccer match and bets on the game.

PSYCHOLOGIE - “Je sors de la gare et je retrouve, dans mon gousset, encore un florin. J’ai donc de quoi dîner, pensai-je. Et je n’avais pas fait 100 pas que je retournais au salon de jeu”. Dans les rues de Roulettenbourg, Ivanovich, dans le Joueur, revient à la case départ, irrésistiblement attiré par le jeu.

Aussi fictifs que soient cette ville et ce héros, la dépendance de leur inventeur, Dostoïevski, elle, est bien réelle. L’auteur russe du XIXe siècle a vécu écrasé par ses dettes de jeu. À la lecture du Joueur, François Caulier le ressent, immédiatement: “C’est ce roman qui m’a servi de déclic et fait comprendre pourquoi je misais: la fierté”.

Cet article a été publié dans l’hebdomadaire “La Vie”, retrouvez d’autres contenus connexes

Engrenages

“Focus”, ”énergie”, “motivation”: François a le verbe haut et l’intonation d’un coach à l’américaine. En 2003, ce fan inconditionnel du ballon rond à “la situation professionnelle plus que stable” commence à parier sur ses équipes favorites. Très vite, ce qui devait être un passe-temps rémunérateur l’engloutit.

Un tunnel de huit ans qu’il retrace pour nous, avec, notamment, ce week-end à Rome qui l’a particulièrement marqué. Arrivé dans la capitale italienne, il ne quitte pas sa chambre d’hôtel pendant trois jours et trois nuits, les yeux rivés sur son écran: “Rien vu. Rien visité, mais 800 € de perdus. De 2003 à 2011, je me suis coupé du monde. J’ai pris dans le PEL que je m’étais constitué. En tout, j’ai dû perdre 30.000 €.”

Depuis, au téléphone, sur son blog et dans son livre électronique J’arrête de parier (autoédité en 2020), il conseille les joueurs, cherche à déceler avec eux la raison de leur addiction, leur confie ses astuces: “Ils peuvent par exemple écrire ‘Je ne parierai plus jamais’ sur un bout de papier qu’ils conservent sur eux.”

Cela fait maintenant 10 ans qu’il garde lui-même précieusement comme un trésor cet ersatz froissé d’une vie d’accro. Mais, depuis le lancement de l’Euro de football le 11 juin 2021, François milite contre un ennemi bien précis: les opérateurs de paris sportifs et leur matraquage marketing.

Un public très sollicité

Pendant tout le mois de compétition, dans les couloirs du métro parisien, à la télévision pendant les mi-temps: impossible de passer à côté de ces “aubaines” vantées par Winamax, Betclic ou la Française des jeux. Pour en bénéficier, rien de plus simple: télécharger l’application sur son Smartphone.

Davantage que cette incitation commerciale, c’est le public visé qui choque François. Sur les photos, des jeunes hommes souvent racisés, avec une casquette, des baskets, des hashtags en arabe comme #BetclicKhalass (“Betclic paie”), une police de caractères en graffiti, et sur les réseaux sociaux: des rappeurs qui proposent des “codes promo”.

Leur cible, évidente: les jeunes des quartiers populaires à qui ils promettent de l’argent facile. Si dès l’hiver 2021, des journalistes du Bondy Blog ont tiré la sonnette d’alarme, c’est pendant l’Euro que les boucliers se lèvent. Le 1er juillet 2021, le député du Val-d’Oise Aurélien Taché adresse à Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, une question écrite à l’Assemblée nationale.

Sur Twitter, la parole se libère avec #NobetNodette (“pas de pari pas de dette”). D’anciens accros et des proches racontent des familles décimées. François Caulier acquiesce: “Je reçois des témoignages de joueurs de plus en plus jeunes et issus de milieux modestes.”

Des parieurs de plus en plus jeunes

Les chiffres lui donnent raison. Dans son dernier rapport, l’Autorité nationale des jeux (ANJ), l’entité chargée de réguler la quasi-totalité du marché des jeux d’argent, de prévenir du jeu excessif et d’assurer l’intégrité des opérations, démontre qu’au premier trimestre 2021, dans l’Hexagone, les paris sportifs, principalement concentrés sur le football, ont crû de 79% par rapport à la même période en 2020, et 68% des joueurs ont moins de 34 ans.

En 2019, dans son étude les Français et les jeux d’argent et de hasard, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies insiste: “les pratiques (de jeu) à risques modérés ou excessifs se rencontrent chez des hommes plus jeunes, issus de milieux sociaux modestes, ayant un niveau d’éducation et des revenus inférieurs à ceux des autres joueurs.”

“Nous recevons des patients addicts aux paris de plus en plus jeunes, entre 18 et 28 ans, sachant qu’il est difficile d’entamer une démarche vers le soin et que l’on ne voit que la partie émergée de l’iceberg”, décrypte Thomas Gaon, casquette vissée sur la tête, veste en cuir et jean.

Pas de sevrage

Dans une salle de réunion sombre qui déborde de livres, le psychologue nous reçoit aux côtés de deux collègues, le psychiatre Guillaume Hecquet et l’assistante sociale Lucille Pitel au cœur du XVIIe arrondissement parisien. À l’hôpital Marmottan, pas de blouse blanche.

Le corps médical se veut proche de sa patientèle, et ce depuis la création du centre en 1971 par Claude Olievenstein, surnommé “le psy des toxicos”. Au début des années 2000, le psychiatre Marc Valleur, nouveau médecin-chef, propose un accompagnement pour les addictions sans drogue (jeux vidéo, pornographie et jeux d’argent qui concernent 200 patients).

Au programme de ce centre de soins et de prévention en addictologie (CSAPA), du cas par cas gratuit pour éradiquer une accoutumance qui ne nécessite pas de sevrage. Le tout encadré par trois professionnels: un psychiatre, un psychologue et, très important dans le cadre du pari, un assistant social.

“On s’occupe de la question du surendettement et de la gestion du budget avec ces joueurs. Certains demandent à être placés sous curatelle. Nous aidons les autres à constituer un dossier de surendettement. Il peut aussi être question d’expulsion locative. Cette béquille doit aider à relier avec la réalité pour des patients qui, par exemple, n’ouvrent plus leur courrier par peur de recevoir des demandes de paiement”, témoigne Lucille Pitel, l’assistante sociale.

Un taux de suicide préoccupant

Guillaume Hecquet, le psychiatre, complète: “Généralement, l’addict vient pendant une crise, au moment de ce qu’on appelle ‘la révélation du jeu’ après une période plus ou moins longue de clandestinité. Souvent, les proches viennent de découvrir ses dettes.” Les deux médecins insistent: “Le jeu d’argent est l’une des addictions les plus suicidogènes. Le nombre de tentatives de suicide est 15 fois supérieur à celui de la population normale.”

Comment expliquer qu’un parieur devienne un joueur excessif? Au-delà de facteurs de vulnérabilités comme un parent accro au jeu qui a initié son enfant ou bien une faible estime de soi, “Tous les addicts ont à un moment gagné. C’est ce qu’on appelle le gain marquant, c’est là que se produit l’accroche avec le jeu”, analyse entre deux bouffées de cigarette électronique Thomas Gaon.

“Depuis l’ouverture des paris en ligne en 2010, la campagne ciblée qui a commencé en 2017 et la fin du monopole de la Française des jeux, un marché s’est créé, il y a eu une dérégulation du jeu, une accessibilité très importante”, précise le psychologue. Il affirme ainsi: “Ce qui est addictif, c’est quand il y a très peu de temps entre le moment où vous faites votre pari et celui où vous avez les résultats. Et là, il y a une rapidité de la fréquence de la réponse.”

L’illusion des compétences

Là où le pari sportif diffère des autres jeux de hasard comme le loto, c’est que le joueur use de ses connaissances, en football notamment, pour miser: “C’est la notion de compétence. Il est dans l’illusion d’un contrôle, il se dit ‘Plus je vais me renseigner, plus je vais être compétent, plus je vais gagner. Si je perds, je vais me refaire car j’ai des compétences’”, explique Guillaume Hecquet.

Selon le duo de médecins, cette idée de compétence s’est accrue ces dernières années avec l’utilisation de statistiques pendant les matchs par les commentateurs qui rationalisent des compétitions pas forcément prévisibles.

“Le problème de l’accompagnement en centre de soins, c’est la sortie. Le joueur pense que c’est réglé et il replonge illico. Il faut un suivi avec d’anciens addicts.” La voix rocailleuse, Pierre Perret, 60 ans, connaît son sujet sur le bout des doigts au point de faire de l’accompagnement des joueurs excessifs son métier.

Dans les années 1980, il plonge dans l’enfer des casinos et devient accro à la roulette. En 2005, il fonde avec des psys l’Institut du jeu excessif et une ligne téléphonique, “Apprendre à miser sur soi”. Au bout du fil: lui-même, l’ancien accro qui a décroché un diplôme en Pratiques addictives à la faculté de médecine de Saint-Étienne (Loire).

Reprendre plaisir à la vie ordinaire

Paradoxalement, cette ligne et son site internet sont financés par des opérateurs de jeux qui souhaitent redorer leur blason. “C’est assez amusant de savoir que ceux chez qui j’ai perdu beaucoup d’argent me paient”, ironise-t-il.

Selon Pierre, il faut d’abord aider le joueur à trouver une occupation qui remplacera les temps de paris: “Le pari sportif procure des sensations très fortes, difficiles à remplacer. Il faut reprendre plaisir à la vie ordinaire.”

Il accompagne 600 à 700 joueurs par an et propose des stages avec des thérapeutes et des professeurs de yoga, dont les tarifs s’adaptent aux revenus des participants. La personnalité des joueurs le fascine: “Les parieurs aiment le défi, le risque et ce qui est un défaut dans le jeu d’argent doit devenir une qualité. Il faut transformer leur esprit de conquête en une force.”

Obligation d’accompagnement pour les opérateurs

De son côté, l’Autorité nationale des jeux (ANJ) veille, mais pas assez selon les accompagnants. “Depuis octobre 2019, les opérateurs ont l’obligation de repérer les joueurs en perte de contrôle et de les accompagner pour qu’ils modèrent leur pratique vers des structures comme Joueurs info service ou les CSAPA. Ils les informent également sur la possibilité qui leur est offerte de s’auto-exclure des sites de jeux en ligne d’une durée de 4 heures à 1 an”, défend Morgane Austruy, chargée de lutte contre l’addiction au sein de l’ANJ.

Autre mission: la gestion du fichier des interdits volontaires de jeu: “C’est une démarche en ligne qui permet aux joueurs de ne plus jouer sur les sites de jeux en ligne agréés par l’ANJ, qui incluent donc les sites de paris sportifs pendant une durée de 3 ans.” Mais le gouvernement lui-même demande à l’ANJ de revoir sa copie.

Le 9 juillet 2021, dans un courrier adressé à la présidente de l’Autorité, la secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de l’Engagement, Sarah El Haïry demande à ce que des sanctions soient prises contre les plateformes qui ciblent les jeunes. Ironie du sort, pendant plusieurs semaines, sur le panneau défilant qui jouxte l’hôpital Marmottan, médecins, travailleurs sociaux et patients ont eu le droit à une publicité amère proposée par… un site de paris en ligne.

Mounir, 32 ans

“J’ai commencé à parier sur des matchs de foot en 2016, j’étais journaliste dans un média associatif, je venais d’arriver à Paris, je gagnais mal ma vie et j’ai voulu mettre du beurre dans les épinards. Au fur et à mesure, je me suis renfermé sur moi-même. J’étais dans un engrenage psychique absolument fou, j’ai commencé à miser sur le handball, le basket, tous les sports. 

Je suis musulman et si le Coran interdit les jeux de hasard, ayant vu mon père parier lui aussi pendant toute mon enfance, j’ai fait en sorte de mettre des œillères sur cette interdiction. Si mon père le fait… Je pouvais moi aussi. Paradoxalement, c’est la foi qui m’a permis de sortir de cette addiction.

Je me suis levé un matin en me disant que je ne pouvais plus confier mon destin à l’équipe de foot de Manchester ou du Real Madrid. Il y avait une lumière, même petite. J’ai retrouvé une stabilité financière avec des missions de free-lance régulières. En revenant vers la prière, le jeûne pendant le ramadan et les maraudes, j’ai signé une sorte de contrat avec Dieu et je n’ai plus jamais parié depuis.”

Anonyme

“J’étais avec mon conjoint depuis un peu plus de six mois, j’avais 33 ans. À ce moment-là, il travaillait dans la fonction publique et avait une situation stable. Il était diagnostiqué bipolaire, mais il était suivi. Un soir, en pleurs, il m’annonce qu’il est accro aux paris sportifs. C’est un appel à l’aide. Je n’avais rien vu, j’étais abasourdie.

Pour éponger ses dettes, il m’explique qu’il a commis des vols, qu’il ne sait plus comment s’en sortir et me parle de plusieurs dizaines de milliers d’euros de perdus. Je préviens sa famille. Il s’installe chez eux et plonge dans une grave dépression. Jugé pour ses vols, il écope d’une injonction de soins.

Il réussit à décrocher pendant un temps, mais se remet à parier au point de voler sa propre famille qui le met dehors. Après notre séparation, j’ai gardé contact avec lui. Quelques années plus tard, j’apprends qu’il s’est suicidé. Il était surendetté, au pied du mur. L’addiction aux paris sportifs touche aussi les proches des addicts. Il faut légiférer.”

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