
ALCOOL - Pendant des années, je me suis battue pour gagner de quoi payer la garderie de mes enfants, afin de pouvoir écrire et enseigner. Je voulais m’investir ailleurs que dans mon foyer, ne pas simplement faire partie du décor dans leur vie.
En 2020, quand ils sont rentrés de la crèche sans savoir quand ils pourraient y retourner, j’ai perdu mon travail, ma liberté et tout ce que j’avais construit. J’ai regardé ma vie s’évaporer sous mes yeux.
Les problèmes liés à l’économie du “care” aux États-Unis ont toujours existé, mais la pandémie les a exacerbés. Telles les mères qui se cachaient sous des tissus noirs sur les photos du XIXe siècle pour immobiliser leurs enfants sur les genoux le temps d’un portrait, les “aidantes” étaient bien là, écrasées sous le poids de leurs enfants.
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Comme beaucoup, j’ai été submergée. Je me sentais physiquement abattue par toutes les tâches jusqu’ici déléguées aux garderies, écoles et mondes sociaux.
J’étais désormais seule responsable des repas sans fin, de la gestion des émotions, des jeux, des divertissements, du nettoyage, de l’enseignement et de la socialisation. Mon mari, qui avait le salaire le plus élevé, car il n’avait pas pris de congé maternité après avoir accouché de deux bébés, pouvait quitter la maison toute la journée ou, au pire de la pandémie, s’enfermer dans une pièce pendant des heures pour travailler à distance.
Il a essayé d’aider du mieux qu’il pouvait, mais chaque jour ou presque, je passais mon temps entre l’ordinateur et les enfants, et je m’efforçais de tenir le coup.
“Maman apéro”, une forme de rébellion
Jusqu’à ce que je me laisse séduire par la promesse que semblait contenir l’heure du petit verre de vin pour mère fatiguée. Devenir une “Maman apéro” était pour moi une forme de rébellion, une maternité qui faisait fi de l’opinion des autres. Chaque fois que l’afflux des besoins et des émotions de mes enfants menaçait de m’abattre, j’ouvrais une bouteille.
Pendant quelque temps, le verre du soir/de l’après-midi/du matin que je prenais seule dans mon jardin a réussi à me faire oublier la révolution insidieuse qui avait lieu dans mon quotidien, la perte de carrière et d’identité que je traversais. Je me disais que mes après-midi étaient comme des mini-vacances: les livraisons de vin s’apparentaient au service en chambre d’un hôtel, et pendant que mes enfants jouaient sous le soleil printanier californien, je m’imaginais sous les tropiques.
Autour de moi, tout confortait mon envie de m’asseoir et de ne rien faire, un verre de rosé frais à la main: les t-shirts “rosé all day” vendus dans les supermarchés Target, les mèmes sur les “wine-ing moms” [les mères qui boivent du vin] et leurs “whining kids” [les enfants qui pleurnichent], une juxtaposition entre identité et alcool qui, je l’avoue, me déstabilisait. Le postulat selon lequel la dépendance à l’alcool des “Mamans apéro” était aussi inoffensive que profonde m’apparut comme une autorisation implicite.
Après le coucher du soleil, je continuais à boire, cachée sous une couche épaisse d’abnégation. Ce faisant, je sentais que je pouvais transcender les murs qui m’entouraient.
Évidemment, les enfants me grimpaient dessus, menaçant de renverser le verre et de mettre fin à cette comédie. Je me dépêchais de les remettre au lit, impatiente de retrouver mon verre et de passer du temps seule avec lui, me demandant ensuite quels souvenirs sensoriels j’étais en train de forger pour mes enfants quand je les embrassais pour leur souhaiter bonne nuit.
Quand enfin ils dormaient, je regardais la télévision et je buvais encore plus, reportant les tâches ménagères à plus tard, quand je ne les laissais pas à mon mari. J’avais enfin du temps, mérité et nécessaire, pour moi.
Après tout, me détruire et accepter la mise à sac d’une maison (et d’une mère) par des enfants revenait, de mon point de vue, plus ou moins au même. Je voyais mon corps comme je voyais ma maison: un simple environnement, un paysage dans lequel mes enfants se mouvaient. Même si c’était un cadre imparfait ― de plus en plus au fil du confinement ―, il me semblait que le fait de m’engourdir l’esprit l’après-midi faisait de moi une meilleure mère puisque, après un verre, j’atténuais en moi l’anxiété générée par notre époque. J’étais plus sympa, calme, moins affectée.
S’offrir une rupture physiologique
Et pourtant, je retrouvais chaque jour le monde de la veille, celui où nous ne pouvions plus nous aventurer en sécurité. J’avais du mal à sortir de mon lit et étais la plupart du temps de mauvaise humeur et en colère.
Je lisais que les Américains, surtout les femmes, buvaient plus, que les ventes d’alcool avaient explosé. Ce qui ne faisait que flatter ma part sombre. Le monde allait mal, nous aussi. La vie était courte et incertaine, alors pourquoi ne pas faire la fête chez soi?
Je me suis convaincue que ces petits moments que je m’accordais (rarement relaxants ou ininterrompus, même si je les imaginais ainsi) me procuraient le plaisir et l’autonomie qui me manquaient dans ma vie.
L’idée que l’alcool est un moyen transgressif de se délester du poids de la vie, en particulier dans les périodes difficiles, est ancrée dans la culture américaine.
Pendant la pandémie, les gens ont fait face comme ils ont pu. J’ai compris le raisonnement. Pour la “Maman apéro” en particulier, boire correspondait à une rupture de l’obligation de se confronter à des idéaux impossibles. On pouvait se laisser aller. Mieux, s’offrir une rupture physiologique: l’ivresse offrait au corps la possibilité d’un ailleurs quand toute sortie était impossible.
Être actrice de sa propre vie
Je savais depuis longtemps que je serais une meilleure mère si j’arrêtais la boisson et si je faisais plus de sport. Mais j’ai refusé de modérer mon plaisir pour exceller dans mon rôle d’“aidante”.
Prise au piège d’une vie domestique tout en essayant de ne pas perdre pied, l’obligation de rester sobre tout le temps m’est apparue comme une énième contrainte. Au milieu de cette douleur et de cette incertitude, étais-je aussi censée rester coincée dans mon corps?
Quand je m’entretenais avec d’autres adultes, nous parlions tous de cet engourdissement de l’esprit, du détachement, et de nos gueules de bois. Pendant ce temps, le monde semblait s’effondrer autour de nous.
Finalement, faire comme si rien ne se passait dehors ne m’a plus apporté le confort que je cherchais. Me noyer dans des verres de rosé frais en fin de journée et m’allonger dans ma chaise en plastique bon marché dans mon jardin, un verre à la main, avait fini par transformer la femme que j’étais en cliché. C’était donc ça, la liberté, la rébellion que l’alcool m’avait promis?
En colère, angoissée, j’ai décidé d’arrêter. Au début, je prenais ça comme une nouvelle injonction à bien me comporter et rester à ma place. Quand je partageais mes intentions avec les autres, ils semblaient tristes pour moi. Et durant l’année où j’ai décidé de m’éloigner d’une vie de déni, il y a eu des rechutes.
Au fur et à mesure que la brume s’est dissipée, je me suis rendu compte que j’avais de plus en plus de mal à trouver un équilibre. J’avais passé trop de temps, des décennies, à essayer de me libérer en fuyant mon corps et les nombreux petits traumatismes que j’avais accumulés, en tant que femme et en tant que mère.
Lentement, j’ai repris ma vie en main, à défaut d’un verre. Je ne dirai pas que la sobriété a fait de moi une meilleure mère, car la question n’est pas là. Elle ne m’a pas rendue libre non plus.
Mais j’ai compris qu’on vend souvent à ceux qui prennent soin des autres l’idée qu’on se libère en s’éloignant du monde plutôt qu’en l’investissant. Or je ne veux plus servir de décor, je préfère être actrice de ma propre vie.
Ce blog, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast ForWord.
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