L'Amérique du Nord, continent oublié de la mémoire française

Cérémonie de la signature du traité de la Grande Paix de Montréal en 1701, entre une quarantaine de nations autochtones et les Français.

DOSSIER MÉMOIRE - Il suffit d’entrer dans une librairie française pour cerner l’angle mort. Dirigez-vous vers le rayon “histoire”, puis ausculter la section “Amériques”, si elle existe. À coup sûr, vous découvrirez maints ouvrages sur l’histoire contemporaine des États-Unis. La vie de Barack Obama, la crise des missiles de Cuba ou le 11 septembre 2001, jusque dans leurs moindres détails.

Mais difficile d’élargir ce spectre états-unien. Le Canada, le Québec? La section “guides de voyages” risque d’être plus fournie. Et la Nouvelle-France? Presque un trou noir. Dans l’Hexagone, l’histoire française de l’Amérique du Nord, qui s’est pourtant écrite sur un territoire colossal s’étendant de la Louisiane au Labrador, aux 17e et 18e siècles, est aujourd’hui presque oubliée. 

Cet article fait partie de notre dossier “La mémoire en mouvement”. Alors qu’Emmanuel Macron appelle à la création d’une liste de personnalités pour mieux représenter “la diversité de notre identité nationale”, Le HuffPost se plonge dans l’histoire de France et dans l’actualité pour interroger notre mémoire collective.  

La “Nouvelle-Orléans” et son “frenchquarter”, l’accent des “cousins québécois”... “Notre mémoire collective semble se résigner à n’entrevoir l’histoire des colonies françaises d’Amérique du Nord qu’à travers ces images fugaces et évanescentes”, explique l’historien Gilles Havard, en introduction de son “Histoire de l’Amérique française” (Flammarion) co-écrite avec Cécile Vidal, directrice d’études à l’EHESS.

“Par comparaison avec celle des îles à sucre, cette histoire occupe une faible place dans les programmes scolaires et elle reste peu enseignée à l’université”, rappelle-t-il.

Dans un long entretien au HuffPost, ce spécialiste de la Nouvelle-France et directeur de recherche au CNRS retrace ce pan méconnu de l’histoire française, en accordant une attention particulière aux relations franco-amérindiennes, fil rouge de ses recherches depuis une trentaine d’années. Plongée dans une histoire complexe faite d’alliances, de guerres, de commerce et de métissages.

Ces derniers mois, les Français ont abondamment discuté de leur mémoire collective, mais l’histoire et les figures de l’Amérique du Nord française sont absentes de ces débats. Pourquoi ?

Le principal facteur, c’est que cette portion de l’empire français a disparu lors de la Guerre de Sept ans, en 1763, et donc avant la Révolution française, événement fondateur de notre histoire et identité nationale. Tout cela apparaît donc très lointain. C’est aussi l’histoire d’un échec. Les Français ont été battus par les Britanniques et on pourrait dire, même si c’est un peu simpliste, que l’amour propre national a pu freiner l’intérêt pour cette période.

Et puis c’est une histoire éclipsée par celle des États-Unis, première puissance mondiale. Côté américain, l’idéologie de la “Destinée manifeste” postule que l’histoire du continent commence avec l’arrivée des anglo-américains. Ce qui a précédé est considéré comme inférieur d’un point de vue civilisationnel. Le passé français et celui des autochtones sont donc perçus comme un prologue anecdotique.

Carte de la Nouvelle-France (en bleu) vers 1755.

Vous écrivez que l’étude de l’Amérique française nécessite d’abord de “redéfinir les concepts souvent galvaudés de colonisation et d’impérialisme”. C’est-à-dire ? 

Cette histoire nous amène à mieux réfléchir au phénomène colonial dans sa diversité et sa complexité. Par exemple, la colonisation de la Nouvelle-France, ça ne signifie pas immédiatement la soumission des autochtones, ni nécessairement la confrontation.

La Nouvelle-France était peu peuplée (3000 habitants en 1663, autour de 80.000 en 1760). Elle a donc existé grâce aux liens noués avec les Amérindiens. Ces derniers trouvaient aussi un intérêt dans ces alliances, pour mieux faire la guerre aux autres peuples autochtones ou résister à l’expansion des Britanniques, plus avides de leurs terres.

C’est pour cela que vous dites que l’Amérique française fut en fait une “Amérique franco-indienne” ?

Oui. Il y a bien un empire qui se construit, mais il repose sur des formes d’adaptation aux Autochtones, plus que d’imposition des normes coloniales. Le projet consiste à franciser et évangéliser les Amérindiens, mais c’est parfois le contraire qui se produit.

Il faut donc éviter l’histoire téléologique et anachronique en considérant que les autochtones sont immédiatement des victimes de l’histoire coloniale. Ce serait leur enlever leur marge de manœuvre, leur capacité à être des acteurs historiques. En revanche, à la longue, surtout au 19e siècle (époque britannique puis canadienne ou américaine), les Autochtones ont bien été soumis et refoulés dans des territoires exigus, devenant en quelque sorte des étrangers sur leurs terres.

L’arrivée des Français, et plus largement des Européens, va même provoquer une “tempête démographique” chez les Amérindiens...

En effet. C’est la plus grande tragédie de l’histoire des Amériques. Les Autochtones ont subi de plein fouet le choc microbien : ils n’étaient pas immunisés contre la grippe ou la variole. C’est, de loin, la principale cause de mortalité liée à la colonisation. Des groupes pouvaient perdre jusqu’à 90 % de leur population.

Si Jacques Cartier est passé avant lui, c’est Samuel de Champlain qui démarre l’entreprise coloniale en 1603. Quel est le projet au départ ?

Au 16e siècle, les pêcheurs normands, bretons et basques viennent pêcher la morue dans le golfe du Saint-Laurent. Mais bientôt, c’est un autre produit qui intéresse les Français : la peau de castor, qui sert à fabriquer des chapeaux en Europe. La monarchie va alors accorder des monopoles de traite à des entrepreneurs en échange de l’obligation de s’établir sur place et d’installer des colons.

Lors de ce voyage, une première alliance naît d’une rencontre fortuite avec des Amérindiens à Tadoussac (Québec), alors que des guerriers algonquins, montagnais et malécites célèbrent une victoire contre leurs ennemis, les Iroquois. Comment en arrive-t-on à ce rapprochement?

Les Français connaissaient déjà ces Autochtones. Mais cette rencontre est l’occasion de fonder une alliance durable. L’amitié des Autochtones est indispensable aux Français s’ils veulent circuler et s’implanter en Amérique du Nord. Leur alliance avec ces peuples est fondée sur le commerce et la guerre contre un ennemi commun. En s’alliant avec les Montagnais, les Hurons-Wendat et les Algonquins, les Français sont ainsi conduits à combattre les Iroquois.

Les Amérindiens trouvent aussi leur intérêt dans la traite des fourrures, car ils reçoivent en échange, par exemple, des textiles et des objets en fer (haches, marmites).

En 1701, cette politique d’alliance atteint son paroxysme avec la Grande Paix de Montréal, un traité hors normes entre les Français et une quarantaine de nations amérindiennes, dont les Iroquois. Peut-on parler alors d’un rapport de nation à nation?

Oui, ce sont des rapports diplomatiques tels qu’ils peuvent exister au même moment entre États européens. Mais les Français s’adaptent aux Autochtones : les discours de leurs chefs sont traduits par des interprètes français, on brandit des colliers de wampum – faits de perles de coquillages – pour appuyer sa parole, on fume le calumet… Les ambassadeurs autochtones s’adaptent eux aussi aux Français, qui leur demandent d’inscrire leur marque sur le traité de paix. Ils y dessinent alors des animaux totémiques.

Extrait du traité de 1701 avec les pictogrammes des nations signataires.

Dans “L’Amérique fantôme” (Flammarion) et “Empire et métissages” (Septentrion), vous sortez de l’ombre les “coureurs de bois”, peut-être les acteurs les plus aboutis de cette Amérique franco-indienne. Qui étaient-ils?

Ce sont des colons français, tous des hommes, qui circulaient dans l’intérieur du continent nord-américain pour collecter des fourrures auprès des Amérindiens. Sur place, certains épousent des Amérindiennes à la mode autochtone. Les enfants qui naissent de ces unions deviennent, pour la plupart, de petits Autochtones, élevés par leur mère. Les patronymes français que l’on trouve aujourd’hui dans les réserves indiennes du Dakota ou du Montana témoignent de ces interactions.

C’est ainsi que le “rêve de Champlain”, pour reprendre les mots de l’historien David Hackett Fischer, prend forme? Lui qui disait aux Hurons en 1633 : “Nos jeunes hommes marieront vos filles, et nous ne formerons plus qu’un peuple” ?

Le “rêve” de Champlain n’est pas un rêve de métissage, mais plutôt de francisation des Autochtones. Si des femmes amérindiennes se marient à des colons, leurs enfants, espère Champlain, deviendront de petits Français. Mais ce projet, relancé à l’époque de Colbert, va échouer. Au 18e siècle, cette politique officielle d’intermariage est abandonnée. Un discours mixophobe se développe alors.

Cela ne veut pas dire non plus que les tensions et les conflits étaient inexistants en Nouvelle-France...

Non, en plus des guerres contre les Iroquois, les Français, toujours avec des alliés autochtones, sont engagés autour de 1730 dans une politique de destruction des Renards (peuple des Grands Lacs) et des Natchez (en Basse-Louisiane), parce que ces groupes se montrent belliqueux. Des Natchez sont d’ailleurs déportés comme esclaves à Saint-Domingue, et leur société est en bonne partie détruite.

Même si c’était dans une moindre mesure que les Antilles, la Nouvelle-France a aussi connu l’esclavage. À ce sujet, vous faites la distinction entre la Basse-Louisiane et le reste de la colonie...

Oui, la Louisiane, comme Saint-Domingue (Haïti), constituait à partir des années 1720 une “société esclavagiste”, c’est-à-dire que son économie reposait sur le travail des esclaves africains, exploités dans des plantations de tabac ou d’indigo. En revanche, dans la vallée du Saint-Laurent (Canada), les esclaves représentaient environ 5 % de la population. Ils étaient pour la plupart des domestiques, en ville. Il s’agissait en grande majorité d’Autochtones, et
secondairement d’Africains.

L’histoire de l’Amérique française semble s’écrire beaucoup à partir des archives coloniales et plus difficilement à partir de sources autochtones, qui ne maîtrisaient pas l’écriture. Comment, en tant qu’historien des relations franco-amérindiennes, se prémunir de ce biais?

C’est la grande difficulté : faire ressortir le point de vue et les logiques des Amérindiens, avec des sources qui, pour la plupart, sont coloniales. Il faut donc les croiser avec des ethnographies produites plus tardivement par des anthropologues, qui ont enquêté auprès d’Autochtones ayant connu les modes de vie traditionnels, ainsi qu’avec les traditions orales autochtones.

Trouvez-vous dommage l’absence de toute cette histoire dans les débats sur la mémoire ?

Oui, car la Nouvelle-France fut l’un des “laboratoires” où se sont développées la culture et l’identité françaises. Dans les écrits de missionnaires ou d’autres colons tel le baron de Lahontan, on trouve, à travers le portrait (en partie fantasmé) du “Bon Sauvage”, une critique de l’absolutisme, du dogmatisme religieux et de la propriété, et la valorisation des valeurs d’égalité, de liberté et de félicité. Tout cela a nourri la philosophie des Lumières.

A contrario, à travers d’autres descriptions moins favorables dudit “Sauvage” (il serait “débauché”, “oisif”, “païen”, “insubordonné”, “polygame”), on essentialise l’identité française en traçant un portrait normatif et prescriptif du Français idéal. Il doit être chrétien, obéissant, laborieux, vivre au sein d’une famille restreinte, être alphabétisé, etc. On prépare ainsi un modèle d’unification culturelle qui verra finalement le jour sous la Révolution française.

Dans cette histoire, auriez-vous des exemples de personnages historiques pour mieux représenter “la diversité” dans notre espace public, comme le veut Emmanuel Macron ? 

Il faudrait, je crois, se tourner du côté des Amérindiens. Le chef Huron-Wendat Kondiaronk, par exemple, fut le grand artisan de la Grande paix de Montréal de 1701. Chicagou, un chef Illinois, est venu faire valoir les revendications des siens jusqu’à la Cour de France, en 1725. Les femmes, individuellement, sont moins présentes dans les sources, sauf s’il s’agit d’Amérindiennes converties au catholicisme, la plus connue étant l’Iroquoise Kateri Tekakwitha, canonisée en 2012. Côté africain, je pense à Samba, un esclave bambara qui se révolte à La Nouvelle-Orléans en 1731.

Mais je ne crois pas qu’on retiendra ces individus pour nommer des rues ou pour des statues. L’enjeu politique en France semble faible. Les Autochtones et les descendants d’esclaves noirs en Louisiane sont devenus des citoyens américains ou canadiens. L’histoire de l’Amérique française semble trop déconnectée de la France contemporaine pour que cela intéresse vraiment le gouvernement. Mais j’espère me tromper.

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