Irène Frachon face au jugement du Mediator: "Ca m'a mise face au mal"

Irène Frachon tenant une boite de Mediator au tribunal de Nanterre le 14 mai 2012

SCANDALE SANITAIRE - Un épilogue dans l’un des plus gros scandales sanitaires français. Le tribunal de Paris doit rendre ce lundi 29 mars dans la matinée son jugement dans l’affaire du Mediator.

Après une décennie de combats, la pneumologue Irène Frachon, par qui le scandale est arrivé en 2010 avec la publication du livre Mediator 150MG: Combien de morts? (Dialogues) répond aux questions du HuffPost*.

Qu’attendez-vous du jugement et à qui penserez-vous à son annonce?

C’est extrêmement simple, ce que j’attends du tribunal c’est la qualification des faits commis par Servier, des experts mis en cause. Le procès pénal, c’est là où la société et les juges mettent le curseur de ce qui est acceptable de ce qui est délictueux. Ma préoccupation en tant que médecin c’est la situation des victimes.

C’est quelque chose avec lequel elles doivent vivre depuis plus de 10 ans, au-delà de la souffrance, elles n’ont plus confiance en rien et certains sont mortes avant d’avoir vu justice se faire. Ce qu’elles subissent, ce ne sont pas les aléas thérapeutiques d’un médicament ou les aléas secondaires, ce sont des actes de pharmaco délinquance, c’est de la criminalité en col blanc. Elles le vivent dans leur chair, et elles attendent que ça soit qualifié .

Il faut que le droit et que le tribunal puissent dire au nom de la société que tout ce que nous avons étudié pendant le procès est la démonstration de manœuvres délibérées de tromperie qui ont exposé sciemment des milliers de personnes à un produit dont on connaissait la toxicité.

Vous être la lanceuse d’alerte dans cette affaire, comment avez-vous vécu ce statut depuis 10 ans? 

J’ai découvert la notion de “lanceuse d’alerte” quand un de mes détracteurs a dit que je me prenais pour “une whistleblower”. Mais vous savez j’ai été mue par une révolte de médecin. Quand vous découvrez que les gens qui s’écroulent devant vous sont empoisonnés, et que cet empoisonnement est délibéré, ça suscite en vous une révolte. Et cette révolte ne m’a jamais lâchée. Je suis en lien très étroit avec ces victimes. Je les assiste dans le calvaire qu’elles endurent jusqu’à leur mort. Je ne m’en remettrais jamais. Ça m’a mise en face du mal,  même si ça peut paraître idiot de dire ça.

J’ai souvent dit que j’avais eu de la chance d’être née dans un milieu privilégié. Et c’est là quelque part que s’est opérée la bascule. J’ai découvert qu’il pouvait se passer en France des événements gravissimes, et que même en en ayant connaissance ça ne suscitait pas beaucoup de réactions, surtout dans le milieu médical. Même si évidemment beaucoup de médecins se sont associés à cette indignation, il y a eu aussi beaucoup de défaillances du côté des grandes institutions médicales et scientifiques. Ça m’a abasourdie et c’est presque ce qui m’a le plus choquée. Ça a été une prise de conscience très violente qui m’a complètement bouleversée.

Vous avez également assisté aux audiences.

J’ai assisté aux audiences parce qu’au fur et à mesure de ce dossier, je suis devenue “porteuse d’alerte”. Je pensais qu’en lançant l’alerte j’avais été entendue, je pensais que ça allait se terminer. Mais je me suis rendu compte que le système était bousculé, par “des anticorps”, des oppositions sortaient de toute part pour étouffer l’affaire, en le qualifiant notamment de “scandale médiatique”. Dès 2012- 2013, la contre-offensive menée par Servier et ses complices a failli faire complètement capoter les processus d’indemnisation et la reconnaissance des victimes.

Au seuil du procès, je ne savais pas comment ça allait se passer, mais j’avais la conviction que je devais y être, parce que j’avais un rôle à y jouer, je suis la mémoire de cette affaire. Les premières victimes de Servier je les ai vues il y a plus de 30 ans avec l’Isoméride. Le procès ne s’y est pas trompé en parlant aussi de cette affaire prescrite mais qui éclaire de manière glaçante le dossier du Mediator. Je connais toute l’histoire depuis ses débuts. Intimement. Je n’ai jamais autant bossé que pendant ces sept mois. Je ne sais pas qu’elle sera le verdict, mais je n’ai pas de regret sur la tenue de ce procès.

Pendant ces dix ans, avez-vous eu peur pour vous et votre réputation?

Physiquement, non. Mais pour ma réputation et vie professionnelle, oui, notamment au début, quand il a fallu publier ce livre. J’ai compris que ça me vaudrait beaucoup d’ennuis. Ça n’a pas loupé. J’ai reçu heureusement le soutien important de certaines mes pairs, mais j’ai aussi perdu ou été marginalisée par une partie de mon réseau professionnel. Ces conséquences sont palpables et concrètes. Mais l’ampleur de l’affaire et surtout ma détermination, l’importance de mes convictions et de ma révolte m’ont fait me dire que ça n’avait au final pas beaucoup d’importance.

Au départ, j’ai eu aussi peur de procès qui pourraient me ruiner. Je m’attendais à avoir des emmerdes, des ennemis, des attaques, par contre je ne m’attendais pas du tout à une telle adhésion d’une partie de l’opinion publique et des médias. Et puis, j’ai rencontré au sein des ministères des fonctionnaires et des magistrats remarquables.

De quoi sera fait l’après Mediator ? 

Il a déjà commencé, je me bats toujours pour l’indemnisation. 4000 personnes ont été indemnisées pour environ 200 millions d’euros, mais il y a encore 600 dossiers en souffrance, 10 ans après. Il faut continuer à se battre. Ce jugement, c’est très important mais c’est un épilogue. C’est loin d’être fini. Et puis il y a des survivantes, nombreuses, désespérées que je continue de voir. Ce n’est pas le procès qui va les guérir, ça va leur permettre de retrouver une certaine confiance, mais le drame est là, il est irréversible.

Comment croyez-vous que le jugement résonne dans le contexte sanitaire actuel, où il y a beaucoup de défiance envers le monde médical ?

Le réquisitoire a porté sur deux parties: sur les phénomènes de pharmaco délinquance de Servier et sur les autres délits de trafic d’influence et de conflits d’intérêts. Dans cette période de grande confusion, j’attends de la clarification. Le verdict sur ce deuxième volet et les termes du jugement peuvent avoir une influence majeure sur la façon dont on va modifier ou non notre rapport à l’expertise, mieux en comprendre les faiblesses et les failles, sans jamais faire d’amalgames.

Jusqu’à présent les conflits d’intérêts en médecine relèvent rarement de délit, on peut les critiquer mais c’est souvent légal. Si le tribunal juge que dans certaines circonstances cela relève d’un délit, ça obligera à reprendre la conception du conflit d’intérêts. 

*Cet entretien a été réalisé durant la semaine du 22 au 28 mars

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