Nudité, égalité, féminité : le code pénal n’est pas un guide de bonnes manières

Corinne Masiero sur la scène des César animés par Marina Foïs a dénoncé, nue, la situation du secteur culturel dans la crise du coronavirus, à l'Olympia le 12 mars 2021 à Paris. (Photo by Bertrand Guay/Pool/Getty Images)

Corinne Masiero est une femme. Elle a cinquante-sept ans. Elle vient d’un milieu populaire du nord de la France. Elle est actrice et nue sur la scène des César. Et elle parle de politique. Scandale. Une poignée de parlementaires conservateurs déposent aussitôt plainte contre elle pour exhibition sexuelle

Qu’ont-ils prétendu exprimer par cet acte? Que cette femme portait une atteinte insupportable à leur pudeur sexuelle. 

Qu’ont-ils vu en réalité? Une prolétaire ménopausée montrant sa peau, ses seins, ses fesses et ses poils pubiens devant un parterre de célébrités qui font la fierté de notre beau pays. 

Homme, es-tu capable d’être juste? C’est une femme qui t’en fait la question; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe?”. Deux siècles plus tard, les propos d’Olympe de Gouges résonnent ironiquement toujours aussi justes. 

 

Répondre à la libre expression d’une opinion politique par la menace d’une condamnation pénale: voilà où certains représentants du peuple en sont aujourd’hui.

 

En 2021, lorsqu’une femme montre son corps nu sur une scène culturelle dans le cadre d’une revendication politique, il y a encore des hommes pour la traiter en délinquante. 

Répondre à la libre expression d’une opinion politique par la menace d’une condamnation pénale: voilà où certains représentants du peuple en sont aujourd’hui. Leur plainte témoigne de la conception archaïque du corps féminin qui irrigue leur imaginaire. Le corps de la femme doit rester contrôlé et réservé à sa fonction historique: assouvir le désir de l’homme –désir sexuel et désir d’enfant– dans l’intimité du foyer familial. 

“Une femme nue qui parle, c’est scandaleux”, résumait malicieusement le chroniqueur Waly Dia sur France Inter quelques jours après les faits. 

Lorsqu’une femme utilise son propre corps, sa nudité, comme un moyen de rébellion, de puissance et de provocation, certains trouvent cela insupportable. Ils croient (devoir) agir en notre nom à tous en arguant d’un châtiment. Preux chevaliers de la bienséance, ils se tournent vers ce qu’ils pensent être son dernier bastion: le droit pénal. 

Certes, l’exhibition sexuelle est un délit puni par la loi. Est-il encore nécessaire au XXIe siècle d’incriminer ce type de comportement? La réponse à cette question est collective, fondée sur l’expression démocratique libre. Nous choisissons ensemble de préserver une forme de pudeur dans les lieux publics. La pudeur donc, mais pas les préjugés teintés de puritanisme. 

Le nouveau Code pénal de 1994 fut d’ailleurs l’occasion de remplacer le délit désuet d’outrage à la pudeur par celui d’exhibition sexuelle. L’acte d’exhibition n’entre dorénavant dans le champ de la loi pénale que lorsqu’il touche au sexuel. Cette incrimination vise ainsi à protéger la pudeur sexuelle de tout un chacun dans l’espace public. Ceci explique que le caractère sexuel d’un acte d’exhibition soit apprécié du point de vue des spectateurs et spectatrices de la scène, et non du point de vue de l’auteur(e) de l’acte. 

C’est ce qu’a rappelé la Cour de cassation dans sa décision du 26 février 2020 au sujet de l’action de Iana Zhdanova, réfugiée politique ukrainienne et militante du mouvement “Femen” qui avait montré au Musée Grévin sa poitrine dénudée sur laquelle était inscrit “Kill Putin”. Si l’intéressée a finalement été relaxée au nom de la liberté d’expression, les juges ont pris soin de préciser que ceci n’ôtait rien au fait que le comportement de l’activiste relevait de l’exhibition sexuelle, et ce même si cette femme niait associer toute connotation sexuelle à son acte. 

 

Le regard du spectateur contemporain est encore imprégné d’une conception inégalitaire des corps: un jugement sexiste, âgiste, grossophobe, raciste, classiste.

 

Cependant, en déposant plainte à l’encontre de l’actrice pour sa prestation aux César, ces députés et sénateurs ont démontré à quel point leur regard de spectateurs est biaisé. Difficile de croire qu’ils auraient agi de la même façon face à un corps de femme “jeune, riche et beau” –selon leurs propres canons– qui leur aurait été montré pour vendre de la lingerie, choisir la gagnante d’un concours de beauté ou interpréter la jeune et tragique Ophélie. En revanche, il leur est apparemment insoutenable de se trouver face à ce corps mûr d’une femme cinquantenaire, couverte de sang, affublé de tampons hygiéniques en guise de boucles d’oreilles, qui n’est pas là pour exhiber sa sexualité mais pour faire passer un message politique. 

J’exhibai ma carte senior

Sous les yeux goguenards des porcs

Qui partirent d’un rire obscène

Vers ma silhouette de sirène” 

“Prohibition”, ritournelle délirante et jubilatoire de Brigitte Fontaine, nous trotte dans la tête. 

Bienvenu(e)s au pays enchanté du male gaze. Choqué par la nudité d’un corps de femme plus que par celle d’un corps d’homme, d’un corps vieux plus que d’un corps jeune, d’un corps gros plus que d’un corps mince, d’un corps noir plus que d’un corps blanc, d’un corps handicapé plus que d’un corps valide, d’un corps riche plus que d’un corps pauvre. Le regard du spectateur contemporain est encore imprégné d’une conception inégalitaire des corps: un jugement sexiste, âgiste, grossophobe, raciste, classiste. C’est cela qui transpire tristement de cette (com)plainte réactionnaire. 

Voilà pourquoi le classement sans suite quasi-immédiat par le Parquet de Paris de la plainte déposée à l’encontre de Corinne Masiero est une avancée. Cette décision, comme avant elle la relaxe de la militante Femen, marque l’avènement d’un traitement judiciaire totalement nouveau de ces affaires tant au stade du jugement qu’à celui des poursuites. 

Pourquoi le ministère public s’est-il incliné si vite cette fois-ci alors qu’il avait été jusqu’en cassation dans l’affaire du Musée Grévin? Le procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, l’explique lui-même: engager des poursuites, c’était s’exposer in fine à une décision de relaxe motivée par la liberté d’expression. Ce droit fondamental est proclamé non seulement dans la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen qui lui donne une valeur constitutionnelle, mais également par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. 

Or, comme l’a souligné la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision Handyside (1976), la liberté d’expression vaut non seulement pour les idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. En outre, le contexte du débat public d’intérêt général autorise une certaine dose d’exagération, voire de provocation (CEDH, Mamère c. France, 7 novembre 2006). 

 

Le système judiciaire pénal n’a pas vocation à arbitrer les querelles politiques ni à se faire l’écho de récriminations dictées par une conception poussiéreuse de la nudité féminine.

 

La prestation de Corinne Masiero, aussi offensante fût-elle pour le bon goût aux yeux de ces messieurs-dames les parlementaires –nous, on la trouve épatante–, ne fait pas d’elle une délinquante mais une militante. Le système judiciaire pénal n’a pas vocation à arbitrer les querelles politiques, et encore moins à se faire l’écho de récriminations dictées par une conception poussiéreuse de la nudité féminine. 

Il ne s’agit pas ici de dire que l’incrimination de l’exhibition sexuelle n’a plus lieu d’être. Au contraire, elle a son utilité dans une société de la toute-transparence où il devient difficile de ménager une part d’intime. Mais le refus net du Parquet d’entrer dans le débat met un coup d’arrêt salvateur à l’instrumentalisation politique du délit d’exhibition au service d’une pensée dominante qui rabaisse le corps des femmes à celui d’objet sexuel. 

Le Code pénal n’est pas un guide de bonnes manières. Les autorités, en refusant de poursuivre, en prennent acte. Notre système judiciaire ne doit plus être un outil de censure face à ces femmes qui décident d’utiliser leur corps dans un geste de protestation politique: leur nudité fait leur force et non leur honte.

 

À voir également sur Le HuffPost: “Soigner encore”: avec Corinne Masiero, les soignants interpellent les pouvoirs publics

Enregistrer un commentaire

0 Commentaires