Quand ma sœur est devenue mon frère, il y a cinquante ans, beaucoup ne connaissaient pas le mot "transgenre" - BLOG

<i>L’auteur et son frère dispersent les cendres de leur mère en 2009.</i>

TRANSIDENTITÉ - La communauté transgenre refait parler d’elle depuis que Joe Biden a levé l’interdiction faite aux trans de servir dans l’armée, signée par Donald Trump. Le président démocrate a recruté des transgenres au sein de son gouvernement et signé un décret punissant toute discrimination fondée sur l’identité de genre. Ce précieux témoignage de soutien envers un groupe trop souvent victime d’incompréhensions et de maltraitances fait évidemment débat. Pas plus tard que cette semaine, la députée républicaine Marjorie Taylor Green (Géorgie) a suspendu une pancarte transphobe à la porte de son bureau, et le sénateur républicain Rand Paul (Kentucky) a qualifié à tort la chirurgie de réassignation sexuelle de “mutilation génitale” durant l’audience de confirmation du Dr Rachel Levine, pédiatre transgenre et nouvelle secrétaire adjointe à la Santé. Je suis homosexuel et mon frère est trans. Je suis donc bien placé pour connaître les difficultés auxquelles se heurte cette communauté sur le chemin de l’acceptation.

Quand ma mère m’a appris la nouvelle, je n’ai pas dormi de la nuit. Elle m’avait fait asseoir, l’air grave, en me demandant si je savais ce qu’était un transsexuel. Je n’avais alors que 12 ans. Je ne savais pas de quoi il s’agissait, et je pense que je n’étais pas le seul dans notre petite banlieue du Midwest en 1972. J’ai eu peur qu’il soit question du fait que je préférais les Barbies et la dinette aux petites voitures et au baseball. Allais-je devoir subir une opération? Moi qui n’avais pas aimé me faire retirer les amygdales, je trouvais cette perspective-là bien pire. Mais j’ai vite compris qu’elle parlait de ma sœur aînée, alors âgée de 18 ans, que d’aucuns qualifiaient de garçon manqué.

Je la vénérais. On aimait tous les deux sauver des animaux errants et remplir notre maison de ces compagnons inadaptés. Elle ne se lassait jamais d’essayer de m’apprendre à bricoler, alors que j’étais un cas désespéré. Même si elle était d’humeur souvent très sombre, j’arrivais toujours à l’amadouer.

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Quand notre mère a évoqué les chirurgies que ma sœur envisageait, je me suis senti submergé. En quoi consistaient ces opérations, au juste? Pourtant, je n’ai pas osé poser toutes les questions qui me brûlaient les lèvres. Ces parties du corps n’étaient un sujet dont j’étais pressé de discuter avec ma mère.

“Elle s’est beaucoup renseignée et elle est persuadée d’avoir identifié ce contre quoi elle s’est battue toute sa vie”, m’a-t-elle expliqué.

Nous l’accepterions, mais nous n’en parlerions pas, même entre nous

Avec sa voix autoritaire, ses cheveux blonds décolorés, ses minijupes et ses vestes à franges, ma mère, alors veuve, était un mélange de Dinah Shore et de Bea Arthur.

“Nous allons respecter son choix et la soutenir”, a-t-elle affirmé. “C’est très courageux de sa part. Tout ce qu’elle veut, c’est être heureuse.”

Moi aussi, je ne souhaitais que le bonheur de ma sœur mais, en fixant le plafond de ma chambre cette nuit-là, j’aurais bien voulu savoir comment j’étais censé l’aider.

“Tu veux du jus d’orange ou de raisin?” a demandé ma mère d’une voix guillerette le lendemain matin, en glissant deux Pop-Tarts congelées à la cannelle et au sucre roux dans le grille-pain.

Ma sœur avait déjà quitté le lycée et quand j’ai pris place à la table de cuisine j’ai été soulagé qu’elle fasse la grasse matinée ce jour-là. Alors que je comptais filer à l’anglaise vers l’arrêt de bus et m’éviter le malaise de la croiser, j’ai entendu les marches de l’escalier craquer. Mon estomac s’est noué quand je l’ai vue apparaître dans l’encadrement de la porte puis, à moitié endormie, traverser la cuisine en traînant les pieds. Elle n’avait rien de différent. J’avais craint que les hormones que, selon ma mère, elle avait commencé à prendre n’agissent instantanément.

“Bonjour…” ai-je bafouillé. Devais-je l’appeler par le prénom féminin que je lui avais toujours connu, ou par son nouveau prénom masculin? Je l’ignorais. Puis j’ai pris conscience que je ne me souvenais même plus de ce nouveau nom.

Ma sœur a simplement ronchonné, comme tous les matins avant sa première tasse de café.

“Tu vas être en retard”, m’a rappelé Maman.

J’avais l’impression d’être dans un épisode de Ma sorcière bien-aimée, quand Samantha se comporte comme si de rien n’était, alors que Ben Franklin est vautré sur le canapé.

<i>L’auteur et sa sœur aînée en 1965, plusieurs années avant son coming-out transgenre.</i>

À l’école primaire catholique, je faisais profil bas et j’arrivais à peine à me concentrer sur mes devoirs. J’aurais voulu essayer de me renseigner à la bibliothèque scolaire, mais j’ai vite compris que ce serait impossible. Qu’aurais-je bien pu dire? “Bonjour, je voudrais des livres sur les grandes batailles de la Guerre de sécession, et aussi tout ce que vous avez sur la transidentité?”

Comme Jan n’avait pas l’air insatisfaite du genre qui lui avait été assigné à la naissance dans les épisodes de The Brady Bunch, j’ai pris conscience que j’allais devoir tirer au clair cette histoire d’hybride frère-sœur par moi-même. La ligne de conduite de ma mère était claire: nous l’accepterions, mais nous n’en parlerions pas, même entre nous. Notre première conversation sur le sujet a aussi été la dernière.

Quelques jours plus tard, je suis rentré de l’école pour découvrir, éberlué, que ma sœur s’était rasé la tête. Peu de temps après, j’ai remarqué l’ombre d’une moustache et un léger duvet facial. Elle portait toujours ses habituels jeans et T-shirt, mais sa mince carrure s’était nettement étoffée. Très vite, sa voix a changé. C’était toujours celle de ma sœur, mais plus grave, plus profonde. Elle n’a jamais utilisé cette nouvelle voix pour parler du passé. Et puis nous avons commencé à lui attribuer le pronom “il”, ce qui s’est révélé plus facile que je ne l’aurais cru. Bientôt, c’était comme si ma grande sœur n’avait jamais existé.

Toutefois, hors de notre foyer, personne ne comprenait ces nouvelles règles. Les voisins avaient toléré que Maman tonde la pelouse en bikini vert citron, mais que sa fille devienne un garçon était plus difficile à ignorer. J’ai essayé de me convaincre qu’aux yeux du voisinage ma sœur expérimentait une nouvelle coupe d’été avec des pattes longues. J’ai compris que je me voilais la face quand ma meilleure amie Cindy a commencé à se moquer de cette sœur bizarre “qui se prenait pour un homme”. J’étais gêné, j’avais honte, mais je n’avais aucun moyen de me défendre. Si je lui avais dit la vérité, elle en aurait parlé à sa mère, qui l’aurait raconté à tout le monde. Mieux valait arrêter de fréquenter Cindy.

Beaucoup, comme ma grand-mère, refusaient d’adresser la parole à mon nouveau frère

Nos proches, catholiques conservateurs, considéraient déjà que ma mère avait commis un péché en assistant à une représentation de la comédie musicale Hair, avec sa scandaleuse scène de nu. Mais “autoriser sa fille à infliger ceci à son propre corps et s’en accommoder”, c’était absolument impardonnable. Quand je voulais jouer avec mes cousins, il fallait qu’on me récupère et qu’on me dépose au bout de notre allée, comme un enfant trimballé entre des parents divorcés. Beaucoup, comme ma grand-mère, refusaient d’adresser la parole à mon nouveau frère. Tous ceux qui savaient ou soupçonnaient ce qui se passait dégageaient quelque chose de différent. Derrière leur regard moralisateur, il y avait une émotion: du dégoût.

Mon frère a quitté la maison quelques mois plus tard. À l’en croire, il devait aller se faire opérer sur la côte ouest, mais je me suis demandé s’il ne cherchait pas également à prendre ses distances. Il n’a jamais douté de sa décision, mais rares étaient ceux parmi nous qui ne l’avaient pas ostracisé. En regardant sa voiture s’éloigner, j’ai moi-même ressenti une vague de soulagement coupable. Peut-être que, maintenant, tout reviendrait normal.

Ma mère nous a fait changer de circonscription scolaire avant la fin de l’année.

Cinq ans après ses opérations chirurgicales, mon frère est rentré à la maison. Je l’ai jalousé quand je l’ai vu descendre de son pick-up avec son T-shirt et sa casquette de camionneur. Même si j’avais atteint la puberté, j’étais loin d’être aussi masculin que l’homme qui se tenait devant moi.

Il a refait sa vie et a fini par rencontrer une veuve, pieuse et conservatrice, qu’il a épousée.

“C’est génial”, ai-je dit à ma mère quand elle me l’a annoncé au téléphone. J’avais alors déménagé à New York et mon coming-out homosexuel n’avait surpris personne. “Sa femme accepte son passé?”

Ma mère s’est offusquée de ma question. “Pourquoi devrait-elle le savoir? Ça n’apporterait que des ennuis.”

Je n’ignorais rien de la capacité de ma famille à cacher la vérité mais on atteignait là des sommets. Quand la femme de mon frère a demandé à voir des photos de lui enfant, ma mère lui a répondu qu’elles avaient toutes été détruites dans un incendie. Durant les sept années qui ont suivi, je me suis souvent interrogé sur le mélange de naïveté et de déni qui cimentait leur mariage, mais je n’en ai pas parlé à mon frère. Quand bien même nous étions liés par notre marginalité, nous n’avons jamais évoqué sa transition, pas même entre nous.

C’était un autre temps, un autre monde. Si assumer sa transidentité s’avère encore parfois difficile et dangereux aujourd’hui, c’était incompréhensible – inconcevable, même – à l’époque. Par conséquent, nombre de personnes trans n’ont pas pu mener la vie de leur choix et celles qui l’ont fait ont souvent dû vivre dans le secret ou la honte. Voire les deux.

Le mariage de mon frère a évidemment tourné au désastre. Son épouse était furieuse que leur relation ait été basée sur un mensonge colossal. La honte et la culpabilité ont fini par le pousser à faire une tentative de suicide.

Sa transition lui a sauvé la vie

Vingt-cinq ans ont passé. Il a reçu le soutien nécessaire auprès de groupes de parole et de thérapeutes, devenus de plus en plus accessibles aux personnes trans, et il s’est remarié avec une femme qui connaît son histoire depuis leur premier rendez-vous. Il vit à présent une petite vie tranquille, loin des projecteurs. J’affiche quant à moi ouvertement mon mariage homosexuel.

Néanmoins, chaque fois que je veux dire la vérité sur ma famille, j’ai le sentiment de trahir une règle sacrée transmise par notre mère: accepter, mais ne pas en parler. Nous avons beau avoir dispersé ses cendres en 2009, évoquer cet aspect de notre passé me paraît toujours déloyal. Je ne veux surtout pas rouvrir de vieilles blessures. Mais n’est-ce pas aussi mon histoire? N’ai-je pas le droit d’en parler?

“C’est une histoire intéressante”, a déclaré mon frère quand je l’ai appelé il y a peu pour l’informer que je comptais écrire sur notre famille.

“Elle n’est pas facile à raconter”, ai-je répondu.

“Elle n’a pas été facile à vivre.”

J’ai été à la fois soulagé et reconnaissant qu’il ne cherche pas à m’en empêcher. Ce n’était pas drôle pour lui, je le savais. Mon frère n’a pas ouvert la voie par choix mais par nécessité. Sa transition lui a sauvé la vie. Et mon existence en a été à jamais bouleversée.

Il n’a jamais réussi à faire de moi un bon bricoleur, même s’il a redoublé de patience, levant les yeux au ciel à chaque fois que je lui tendais une pince alors qu’il m’avait demandé une clé à douilles. Pourtant, je tire de notre relation un enseignement bien plus important: l’importance de ne pas s’arrêter aux apparences et d’être capable de distinguer l’humanité chez autrui. Quand je vois le temps que le monde gaspille à diaboliser “l’autre”, causant des souffrances inutiles, je sais que l’heure n’est pas à la timidité. J’ai besoin de rassembler le même courage et de suivre l’exemple que m’ont donné ma mère et mon frère il y a tant d’années.

Quand mon frère s’est remarié, mon mari et moi avons dansé aux côtés de sa femme et lui lors de la réception organisée dans leur jardin. C’était une belle journée de printemps et nous étions entourés de proches bienveillants. Ma grand-mère est décédée sans jamais reprendre contact avec mon frère. D’autres membres de la famille ont fini par changer d’avis, même s’il leur a fallu plusieurs décennies, et ils adorent désormais l’homme qu’ils ont appris à connaître. Sur la piste de danse, leurs enfants et petits-enfants se faufilaient entre nous en jouant à chat sans savoir qu’un jour nombre des convives présents avaient considéré le marié comme une perversité répugnante. Je me suis émerveillé de ce tableau familial. C’était tout ce que mon frère avait toujours désiré.

Ce blog, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Mathilde Montier pour Fast ForWord

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