Malgré le Covid-19, ces infirmiers restent à l'hôpital public, coûte que coûte

À l'hôpital Antony, des infirmières soignent un patient entubé et atteint du Covid-19 le 2 avril 2021

SANTÉ - “C’est comme une drogue dure, ça nous fait du mal mais on reste.” Elodie a 38 ans et cela fait 11 ans qu’elle est infirmière dans un service de médecine interne en Occitanie. Alors que ce mercredi 12 mai, journée internationale des infirmières, soignants en réanimation et en psychiatrie sont dans la rue pour dénoncer la dégradation de leursconditions de travail, nous avons rencontré cinq infirmiers qui nous expliquent pourquoi ils s’accrochent... mais aussi pourquoi ils hésitent à partir.

Par amour de leur métier et de leurs patients, par goût de la diversité ou esprit de solidarité, ces infirmiers sont retenus à l’hôpital public, même s’il semble “s’effondrer” sous leurs yeux. Selon une large consultation publiée samedi par l’Ordre des infirmiers, 40% des infirmiers ont envie “de changer de métier”, en raison du Covid-19. 

C’est le cas de Delphine, qui, épuisée, découragée, “profondément” marquée par le Covid-19, a postulé à un poste d’infirmière dans un lycée au Luxembourg l’été dernier. Avant de faire machine arrière, retenue par son amour de l’hôpital public et de ses patients. Les journées de cette infirmière réanimatrice de 41 ans dans le Grand Est depuis sept ans, sont rythmées par l’intubation de patients gravement atteints, la détresse des familles, le désespoir de ses collègues, et parfois les décès. Partir, elle ne cesse d’y songer depuis la première vague il y a plus d’un an, “c’est là, en toile de fond”, confie-t-elle.

“On ne se rend pas compte du tsunami que c’est pour les familles privées de la possibilité de rendre visite à leurs proches hospitalisés à cause du Covid-19. On ne nous laisse pas le temps de les prendre en charge correctement, de les aider.” Ce qui la fait tenir? Savoir que, quelle que soit la situation de son patient, “qu’il vienne de la rue ou d’un milieu aisé”, elle “ne fera aucune différence”. À la question posée, parfois, par sa fille “qu’est ce que tu vas faire si tu quittes l’hôpital?” Delphine n’a d’ailleurs rien su répondre; elle ne se voit rien faire d’autre.  

“L’hôpital public épouse ma conception du monde”

L’amour de l’hôpital public, celui qui épouse “sa conception du monde”, c’est aussi ce qui retient Jocelyne Groult, secrétaire générale de la CGT santé et infirmière depuis 10 ans à l’hôpital psychiatrique de Cadillac (Gironde). Cela fait “40 ans qu’il est détruit par un rouleau compresseur”, que “le travail en psychiatrie se robotise” et que “les maladies sont traitées selon des critères économiques”, fustige la soignante de 60 ans. Rien n’y fait, jamais Jocelyne, “profondément attachée à la diversité des soins et des patients” ne pourra se résoudre à quitter le navire. “J’ai commencé ma carrière il y a 10 ans avec des idéaux, rien n’a changé.”

Entre les murs de l’hôpital public règne aussi une forte solidarité entre collègues, avec des liens qui redonnent un sens au métier d’infirmier. Anne Sophie Debue, infirmière réanimatrice à l’hôpital Cochin (Paris) et doctorante en éthique médicale, le reconnaît: elle ne sait pas si elle aurait tenu pendant la crise Covid “sans ce travail d’équipe incroyable de tous les jours”.

“Depuis un an, les lits non Covid sont occupés par des patients particulièrement graves et les autres, par des patients Covid. On court partout, on n’a pas touché terre”, relate celle qui est revenue lors de la première vague Covid pour aider ses collègues, alors qu’elle était en thèse. De ces moments, ressortent des “liens extrêmement forts”, “une alchimie collective”. Parce que “faire repartir un cœur en équipe, c’est un sentiment incroyable”.

Outre son attachement à l’hôpital public, Anne Sophie est retenue par son amour des patients, son désir d’être là pour eux et pour leurs proches. Elle se souvient notamment d’un jour où un membre de la famille d’un patient atteint du Covid-19 est venu jouer de la musique dans sa chambre, après son hospitalisation: pour la première fois, elle a vu son patient sourire. “C’est joli de vivre ces moments-là, ça fait du bien.” 

Je suis rentré en pleurant et me suis dit: 'C'est cette institution qui t'oblige à être violent'Laurent Rubistein, infirmier à Paris

Comme elle, Laurent Rubistein, infirmier en réanimation pédiatrique à l’hôpital Robert-Debré (Paris) et vice-président ducollectif Inter-urgences, se bat coûte que coûte pour les patients de son service, qui accueille 20 lits de réanimation pédiatriques et 8 lits pour des patients adultes Covid. Les raisons qui pourraient le pousser à partir ne manquent pas: “On fait du soin mais nous n’avons pas le temps de nous occuper des patients, de les rassurer, de leur expliquer pourquoi ils sont là, c’est de la maltraitance institutionnelle”, déplore ce soignant qui, à 31 ans touche environ 1900 euros net par mois.

Et de citer l’exemple éloquent d’il y a deux semaines, lorsque Laurent a demandé “brutalement” à une patiente Covid intubée et paniquée “d’arrêter de bouger”, parce qu’il était occupé à soigner une autre femme, dans une salle voisine. “Je suis rentré en pleurant et me suis dit ‘c’est cette institution qui t’oblige à être violent’”, se désole-t-il. Cette même patiente l’a finalement remercié, quelques jours plus tard, d’avoir été là pour elle, autant qu’il l’avait pu. “Ce sont ces paroles de patients qui me dissuadent de partir”, conclut Laurent.

Quitter l’hôpital, oui? Mais pour aller où?

Lorsqu’on aime autant ses patients, comment les “abandonner” en pleine crise sanitaire? Le dilemme se pose en ces termes pour plusieurs soignants, comme Laurent, mais aussi Élodie, retenue par une forme de culpabilité. Selon elle, partir “quand tout s’effondre” s’oppose au sens même de sa profession d’infirmière. “Je suis dans la dévotion et mon objectif c’est que les patients ne voient pas que nous coulons, poursuit-t-elle. Si l’hôpital est encore debout aujourd’hui, c’est grâce aux soignants qui prennent des sceaux pour vider l’eau et cacher tant bien que mal le désastre”.

Entre le sentiment d’être “un grattoir à éponge” et celui d’être sollicitée, “toujours plus, avec moins de moyens”, la jeune infirmière d’Occitanie a fait un burn-out en juillet 2019, avant de reprendre le travail en février 2020 dans un service de médecine interne sans patients Covid-19. Entre ces deux périodes, faire le “deuil de l’hôpital public” lui semblait impossible. “Et puis, quitter l’hôpital, c’est une chose, mais pour aller où ?” s’interroge-t-elle. La crise touche tous les postes d’infirmiers, qu’ils soient dans le public, le privé, ou le libéral. 

Aujourd’hui, dans l’unité ou elle exerce - une trentaine de patients pour une infirmière - Elodie rentre souvent chez elle frustrée, et en colère. “L’époque des bonnes-sœurs, c’est fini, aujourd’hui, être infirmière, c’est faire les soins, faire l’intermédiaire avec le médecin, écouter les patients, sa famille. L’impression de faillir à ces tâches parce qu’on manque de temps, tout cela nous pourrit dans la tête tous les jours; Le tout, pour peu de reconnaissance”, assène celle qui gagne environ 2100 euros net par mois après 11 ans d’exercice.

Selon la large consultation menée par l’Ordre des pharmaciens, la quasi-totalité des soignants souhaitant “changer de métier” jugent d’ailleurs que leur profession n’est “pas reconnue à sa juste valeur au sein du système de santé” tandis que 64% estiment qu’elle est “ingrate”.

C’est gentil d’applaudir, mais les jours de manifestations, combien de civils hors soignants nous soutiennent?Anne-Sophie Debue, infirmière

Pour beaucoup de soignants, la lutte pour de meilleures conditions de travail constitue la condition sine qua non pour rester. “Soit on lutte, soit on part”, résume l’infirmière syndiquée Jocelyne Groult, qui manifestera, ce mercredi, en bloquant les admissions dans l’UMD (Unité pour malades difficiles) à l’hôpital de Cadillac, “un bon moyen de nous faire entendre”, pointe-t-elle. “Moi, la reconnaissance du grand public, je m’en fiche. Ce que je veux, ce sont des effectifs, et des moyens”.

Pour Laurent Rubinstein, le combat constitue également une aide salvatrice, une manière de se réconcilier avec son métier d’infirmier. “Notre collectif nous a permis de faire de belles rencontres, des partages d’expériences, et de comprendre pourquoi les choses vont aussi mal”, soutient celui qui a rejoint le collectif Inter-Urgences il y a deux ans. De son côté, Anne-Sophie Debue, consacre une partie de son temps libre à parler sur les plateaux télévisés et à répondre aux sollicitations des journalistes pour faire connaître aux Français la complexité du poste d’infirmier. “C’est gentil d’applaudir, mais les jours de manifestations, combien de civils hors soignants nous soutiennent?”, note-t-elle.

Autre difficulté de l’hôpital public selon elle: le manque de réflexion sur ce qu’est le métier d’infirmière. “Il n’y a aucune évolution possible, il y a comme un plafond de verre auquel on se heurte” pointe-t-elle. À ce titre, l’ordre des infirmiers a annoncé samedi “le lancement d’une démarche de réflexion collective et de prospective sur l’avenir de la profession à 10 ans”. Une toute petite lueur d’espoir pour ces infirmiers résignés.

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