LIVRE - Kim Kardashian, Nabilla ou encore Aya Nakamura... Depuis le début de leur carrière, ces trois femmes (pour ne citer qu’elles) font souvent l’objet d’attaques similaires, celles d’être soi-disant “vulgaires”. Dans un essai intitulé Le goût du moche, qui paraît ce mercredi 12 mai aux éditions Flammarion, la journaliste Alice Pfeiffer déconstruit le concept du “bon goût” et ses variants.
À commencer par celui de ladite “vulgarité”, une notion au croisement du sexisme et du mépris de classe. Le terme, dont l’étymologie latine “vulgus” signifie “la populace”, est depuis longtemps utilisé pour qualifier “la fille du peuple, la traînée, la demi-mondaine”, nous explique l’autrice, en comparaison aux femmes riches, désirées pour leur pureté.
D’après ce qu’elle écrit, “le vulgaire implore l’attention et dévoile une ambition de visibilité et de séduction”. Cette apparente disponibilité sexuelle dérange. “On la diabolise et la perçoit comme une stratégie de séduction pour permettre une trajectoire sociale, poursuit la spécialiste en études de genre. Cette trajectoire ne se ferait pas de manière naturelle, elle jouerait sur une faiblesse masculine.”
“J’étais ma propre personne”
Alice Pfeiffer n’est pas étrangère au concept. Aujourd’hui âgée de 36 ans, elle se souvient s’être beaucoup amusée avec son apparence, notamment au cours de son adolescence passée en Angleterre. Là-bas, elle y a arboré fièrement des tee-shirts floqués “69” et un piercing au nombril, laissant volontiers apparaître la ficelle de son string hors du pantalon.
Un moyen pour elle de s’émanciper de la pudeur du milieu intellectuel dans lequel elle a grandi, mais aussi pour comprendre l’effet qu’exerçait son corps dans l’espace public. “J’étais ma propre personne”, bien loin du goût défini par les siens, concède-t-elle.
Citant Pierre Bourdieu, elle écrit que “le goût classifie, et classifie celui qui le classifie. C’est un choix de classe, une façon de montrer ce que l’on est en rejetant ce que l’on refuse d’être.” Ça ne s’arrête pas aux vêtements. En France, le mépris à l’égard des “Anges de la télé-réalité”, ou anciennement de “Loft Story”, peut en témoigner. La vulgarité n’est pas l’apanage des femmes ou des classes populaires, mais une notion permettant d’étiqueter tout ce que la société considère comme “amoral”.
Le “moche”, c’est quoi?
Cet exemple n’est pas anodin, il est l’une des branches de l’arbre du “moche”. Kitsch, ringard, raté, dégueulasse... Dans son essai, Alice Pfeiffer distingue point par point ces “fautes de goût”, qu’elle estime avoir été définies depuis toujours comme telles par les classes supérieures. Son livre suit ce constat. “Le beau est monolithique”, concède-t-elle. On sait ce que c’est, c’est ennuyeux. Le “moche”, beaucoup moins. Il est “protéiforme”, selon elle.
Le “dégueulasse”, par exemple, peut être répulsif, comme un siège de la designer Adital Ela fait de paille et de crottin de cheval. Dans la série “Emily in Paris”, l’héroïne est, elle, sauvagement accusée d’être “ringarde”. La cause? Une petite tour Eiffel accrochée à son sac à main. De son côté, le “kitsch” se retrouve, lui, dans des tasses à l’effigie de la reine Élisabeth II, des poupées de cire ou des caricatures de touristes à Montmartre.
Ces notions, difficiles à définir, ont peu de points communs. Pourtant, “elles ont toutes le titre de ‘moche’, commente la journaliste. Qu’est-ce qui les rassemble? C’est tout ce qu’on n’a pas réussi à circonscrire, à saisir, à assagir. Il y a une part de débordement et d’illisible là-dedans. Désigner quelque chose de ‘moche’ revient finalement à ridiculiser et dévaluer ce que nous n’avons pas réussi à comprendre.”
Aujourd’hui, demain et hier
Le “moche” ne se cantonne pas à un nom ou une définition. “Le moche d’aujourd’hui est le joli de demain, et l’étrange d’hier”, écrit Alice Pfeiffer. Elle ajoute: “Le moche, c’est un moment.” Et ça, l’industrie de la mode l’a bien compris.
Les Crocs, les joggings, les bobs. On ne compte plus le nombre de vêtements populaires longtemps considérés comme de “mauvais goût” à avoir été récupérés par les créateurs de luxe. Certains, à l’instar de Demna Gvasalia chez Balenciaga, en ont même fait leur marque de fabrique. Cette démarche, que beaucoup qualifient de “provocante” ou “cynique”, interroge. Dans le sens inverse, note la journaliste, “lorsque les classes populaires ont accès à quelque chose dont jouissent les classes aisées, celles-ci vont le rejeter”.
“L’individu entretient une relation complexe avec les objets qu’il acquiert: ces interactions lui confèreront (en partie) un statut esthétique, écrit-elle dans son livre. Chaque article est marqué par deux couches de lecture, une première personnelle et modulable, une seconde découlant d’une autorité stylistique sociale.”
La tyrannie du “beau”
Il est temps de s’en défaire. “Ne jurer que par ce qui est beau aux yeux d’une petite élite n’a rien de génial, commente l’autrice. C’est prendre part à une dictature géante, celle de la tyrannie du beau, que de vouloir être super pointu et à la mode.”
Contrairement à la froideur d’une déco minimaliste ou à ce que l’architecture d’intérieure fait “de mieux” en ce moment, ce qu’on peut considérer comme “moche” a beaucoup à nous apporter. L’exemple des pulls de Noël est parlant. Ils sont peut-être hideux aux yeux de certains, mais parfois de très bonne qualité. Ils sont aussi une source de confort et de réconfort. Leur caractère enfantin est régressif. Ils sont amusants.
L’essai d’Alice Pfeiffer nous invite à remettre l’émotion au coeur de l’esthétique. “Ce n’est pas ‘vulgaire’ parce que c’est devenu un symbole de sexualité. Ce n’est pas ‘ringard’ parce que le peuple y a goûté. Déconstruire ce qu’on trouve moche, c’est un positionnement social et engagé important”, conclut-elle. Le bon goût, c’est tel que nous le décidons.
“Le goût du moche” par Alice Pfeiffer est disponible en librairie depuis ce mercredi 12 mai.
À voir également sur Le HuffPost: La coupe mulet est de retour, cette coiffeuse va vous la faire adorer
0 Commentaires