ADDICTION - L’Euro 2021 de la dépendance. La France rencontre le Portugal ce mercredi 23 juin à Budapest pour le dernier match de la phase de poule du groupe F. Malgré le peu de suspense sur la qualification des Bleus en huitième de finale, les supporters restent nombreux à miser de l’argent sur l’issue de cette confrontation entre les champions du monde en titre et les champions d’Europe sortants. En France, les parieurs sportifs sont à la fois de plus en plus nombreux et de plus en plus jeunes.
En 2010, année où les paris sportifs ont été libéralisés, la France comptait 819.000 joueurs. Ils étaient plus de 4,478 millions en 2020. Et ces joueurs parient de plus en plus gros. Selon Franceinfo, au premier trimestre 2021, 2,2 milliards d’euros ont été misés, soit 79% de plus que l’année dernière sur la même période. “C’est le plus gros montant jamais parié sur un trimestre”, note un journaliste de Franceinfo.
S’ils ne représentaient que 17% des joueurs en 2011, les 18-24 ans constituent aujourd’hui 34% des joueurs, selon des données de l’Autorité nationale des jeux. Certains sont même mineurs. L’ANJ prédit d’ailleurs une hausse de ces chiffres avec l’Euro de football.
Des pubs à la cible bien déterminée
Ceci, les opérateurs de paris sportifs en ligne l’ont bien compris et déploient avec force leurs campagnes publicitaires: à la télé, sur les smartphones, dans les rues, dans les transports en commun... Difficile d’y échapper, surtout lorsque l’on est fan de football et que l’on est la cible de ces opérateurs. Mais qui est leur cible privilégiée? “Facile à comprendre, il suffit de regarder leurs publicités, leurs intentions sont très claires”, indique au HuffPost Armelle Achour, psychologue et présidente de l’association SOS Joueur.
Vous avez dû en voir passer, notamment à la télévision: ces pubs montrant des groupes de jeunes en survêt’ attendant les résultats du match en zonant au pied d’immeubles HLM. Ou encore cette réclame montrant un jeune homme vivant dans une tour et qui a joué pour faire plaisir à sa “daronne”. En 2020, c’était l’ovation pour le “nouveau roi” de la cité, grand gagnant d’un pari sportif, dans un scénario inspiré du “Roi Lion”.
Des publicités qui rivalisent d’imagination pour inciter leurs cibles, les jeunes de banlieue, à dépenser leur argent dans les paris sportifs en ligne.
“L’Euro et les grandes compétitions sont un moyen de drainer une nouvelle clientèle, plus particulièrement un public qui aime le football, nous explique Armelle Achour. En l’occurrence, ici, les jeunes de banlieue sont une cible facile à attirer: on utilise les mêmes codes qu’eux, on sollicite les influenceurs qu’ils suivent, ainsi ils s’identifient. Puis on leur fait croire qu’il existe un moyen facile de sortir de leur condition, de se faire de l’argent, d’être respecté. On les fait rêver, eux qui, de leur côté, ont tant de mal à s’en sortir et trouver du travail”.
Le jeune de banlieue, le candidat parfait
Le choix des opérateurs de paris sportifs en ligne pour ce public-ci n’est pas anodin. Selon une étude de l’ANJ, les jeunes sont bien plus susceptibles de devenir addict aux paris sportifs que leurs aînés. L’Autorité nationale des jeux prend pour exemple les tendances observées pendant les confinements. 16% des joueurs de 18 à 24 ans et 14% des joueurs de 25 à 34 ans déclarent avoir ressenti une perte de contrôle durant le deuxième confinement (contre 2% des 50 ans et plus). Et les nouveaux joueurs se montrent plus touchés encore par ce sentiment de perte de maîtrise: un quart d’entre eux déclare avoir été dans cette situation au cours du deuxième confinement.
Auprès du HuffPost, la Direction générale de la Santé confirme:
Les études montrent que les jeunes, en raison de leurs pratiques sociales (internet, réseaux sociaux, loisirs, cinéma, sports, etc.), sont plus sensibles à l’influence des stratégies publicitaires directes ou ‘indirectes’, qui valorisent l’image positive/festive de tel comportement ou produit”.
Et le profil de ces joueurs s’affine. Selon l’Observatoire des inégalités, “près de 60% de joueurs à risque ou pathologiques ont des revenus mensuels nets inférieurs à 1100 euros et la quasi-totalité a, au mieux, un niveau d’études équivalent au baccalauréat”. Les joueurs aux comportements de jeu excessifs ou à risque modéré sont plutôt des hommes jeunes appartenant à des milieux sociaux modestes.
Comble du cynisme, ce qui fait des jeunes de banlieue de si bons clients est justement leur envie de s’en sortir. “Ces jeunes sont souvent dans des conditions sociales difficiles, dans des familles qui touchent le RSA, par exemple. S’identifier aux personnages des publicités qui, en quelques clics, arrivent à gagner des milliers d’euros et s’émanciper de leur condition, ça fait rêver”, résume la directrice de SOS Joueur. “Mais dire dans les pubs que l’on peut devenir riche, fort, le meilleur de tous, en pariant, ce n’est pas les bons signaux que l’on envoie”, avertit-elle. D’autant que nombre de ces jeunes vivent encore chez leurs parents et ne comprennent pas encore forcément la valeur de l’argent.
Enfin, le fait est que certains d’entre eux peuvent être particulièrement manipulables. Prenons l’exemple de la publicité Winamax “Tout pour la daronne”:
Un jeune de cité reçoit la visite de sa mère et se rend compte qu’il a gagné un pari sportif. Il a parié, il a gagné et sa mère se retrouve propulsée dans un avion, destination les vacances. S’affiche alors le fameux slogan “Tout pour la daronne”. Le message: si on est un bon fils, on doit jouer son argent aux jeux pour pouvoir offrir à sa mère tout ce qu’elle mérite. On est ici loin de l’idée de s’émanciper par le travail.
Le décret du 4 novembre 2020 précise pourtant spécifiquement que “sont interdites les publicités qui banalisent le jeu, qui indiquent que le jeu valorise la réussite sociale, ou qu’en jouant, on peut gagner sa vie.”
Ce qui n’arrête pas les opérateurs de jeux en ligne. Surtout lorsque l’on sait que, selon SOS Joueur, les parieurs addict’ font chaque année 40% du chiffre d’affaire des plateformes.
L’addiction aux jeux chez les jeunes de banlieue, une dépendance “catastrophique”
Pour ces jeunes joueurs, il est très facile de tomber dans la dépendance aux jeux. L’adrénaline, la compétition entre copains, la socialisation par le jeu, l’émulation décuplée lors des matchs, l’enjeu personnel réel... Tout est réuni pour un cocktail menant à l’addiction.
“C’est catastrophique d’être endetté et dépendant aux jeux pour ces jeunes. Ils évoluent dans un milieu social pauvre et ne peuvent donc pas facilement trouver de l’argent pour se ‘refaire’”, rappelle la directrice de SOS joueur. Il n’est alors pas rare que certains aient recours aux délits comme le vol ou les petits trafics pour se renflouer.
L’autre aspect qui inquiète particulièrement l’association, c’est l’impact psychologique. “Nous avons beaucoup de jeunes chez qui les valeurs véhiculées dans la famille sont très ancrées, explique Armelle Achour. Chez certains, jouer de l’argent est interdit car considéré comme un péché. Malgré tout, pour une raison ou pour une autre, ils tombent dans les paris sportifs, deviennent accro et ne peuvent plus s’en sortir”.
Grosse perte, grosse honte, grosse dépression
Se dévoile alors la dure réalité de l’addiction aux jeux: la honte, aux multiples origines, qui accable le joueur dépendant. On y trouve la honte d’aller contre les valeurs de sa famille, celle de perdre face à ses copains, celle de ne pas arriver à s’émanciper de cette addiction, d’être coincé dans sa dépendance et souvent la honte de finir par voler -parfois sa famille ou ses amis- pour pouvoir jouer encore davantage. Une pression qui, selon notre interlocutrice, peut finir par détruire psychologiquement ces jeunes.
Ce d’autant plus que, dans ce matraquage de publicités auquel on assiste, sont martelés les slogans tels que “Grosse côte, gros gain, gros respect”, induisant que si le joueur perd, il n’aura pas droit au respect de ses pairs.
Armelle Achour en a vu des jeunes dépendants. Certains dans des situations dramatiques. “La dépendance peut leur faire tout perdre: logement, travail, famille, amis, leur partenaire. L’addiction les isole, renforce leur solitude et les plonge dans la dépression. Certains en arrivent parfois à tenter de se suicider. D’autres encore n’ont même pas conscience de leur addiction et s’enfoncent encore plus”.
Aujourd’hui, la directrice de SOS Joueur s’inquiète: “Avec le déconfinement et l’Euro, j’ai peur que cela fasse trop d’un coup”. Le danger? Que l’on assiste plus tard à une explosion du nombre d’addicts et que ceux qui l’étaient déjà perdent complètement pied.
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