ASSEMBLÉE - Les députés examinent jeudi 17 juin le sensible calcul de l’Allocation adulte handicapé (AAH) et une mesure en particulier: la “déconjugalisation” ou “désolidarisation” de cette aide, qui permettrait si elle était adoptée de ne plus prendre en compte les revenus du conjoint. Et qui changerait l’existence de trois femmes que Le HuffPost a rencontrées et qui témoignent dans cet article.
D’un montant maximal de 903,60 euros par mois, l’AAH est destinée à compenser l’incapacité de travailler due à un handicap. Sauf que lorsque la personne qui en est bénéficiaire est en couple, son AAH baisse voire disparaît en fonction du quotient familial calculé en ajoutant les revenus de son ou sa conjoint(e).
″À partir de 2000 euros de revenus pour le conjoint, on n’a plus droit à l’AAH, expliquait sur le parvis de l’Hôtel de Ville Pascale Ribes, présidente d’APF France Handicap, lors d’une manifestation dimanche 13 juin. Les ressources d’un conjoint ne font pas disparaître le handicap et on est ainsi à la merci de son compagnon.”
Irma et “son choix forcé”
Lorsqu’Irma s’est mariée, il y a plus de 30 ans, elle souffrait déjà de polyarthrite rhumatoïde. “Mon mari m’a toujours connue handicapée, raconte-t-elle, et même si avec l’âge la maladie a évolué, il a toujours su qu’en nous mettant en couple, nous allions être dépendants de cette loi.”
Au fur et à mesure des années, son mari commence à mieux gagner sa vie et Irma voit son AAH baisser, jusqu’à disparaître, il y a plus de 10 ans. À 52 ans, elle est invalide à 80%, ne peut pas travailler et ne touche donc aucune allocation.
“J’ai trouvé que c’était aberrant, d’autant qu’elle baisse plus rapidement que l’augmentation de l’autre côté se fait. Donc c’est gagner moins en travaillant plus!” rit jaune Irma. Si son mari ni sa famille ne l’ont “jamais considérée comme un poids”, ce n’est pas ce que lui renvoie la société.
Même avec la maladie, si l’argent n’était pas rentré en ligne de compte, nous aurions pu fonder une famille."Irma, 52 ans
“Quand on m’a dit que je n’allais pas être prise en compte dans le crédit pour acheter notre appartement, ça a été très dur, se souvient-elle. Je l’ai vraiment vécu comme une humiliation, je me suis sentie exclue de la société. On se sent inexistant, sans valeur.”
Avec le recul, et même si Irma ne parle pas de regrets, “car il ne faut pas avoir de regrets”, elle estime leur vie aurait pu être différente si elle avait pu toucher l’AAH indépendamment des revenus de son mari. “J’ai passé mon permis de conduire à 45 ans, parce qu’on n’avait pas les moyens. On n’est jamais partis en vacances”, confie-t-elle. Le couple n’a pas eu d’enfants.
“Même avec la maladie, si l’argent n’était pas rentré en ligne de compte, nous aurions pu fonder une famille, admet-elle doucement. Ne pas le faire par peur de ne pas pouvoir assumer financièrement, je dis toujours que cela a été un choix forcé.”
Elle dit osciller en permanence entre colère et gratitude. “Je trouve que c’est injuste, surtout pour mon mari, beaucoup plus que pour moi. Entre son travail et tout ce qu’il fait à la maison, il est très loin d’être payé ce qu’il faudrait, car il fait un double travail, souligne-t-elle. C’est lui qui trinque pour tout.”
Karine se serait “sentie beaucoup plus forte”
La maladie de Karine, 53 ans, s’est révélée plus tardivement. Mariée, mère de 4 enfants, elle s’occupe alors de personnes en fin de vie. Mais en 2011, un diagnostic est posé sur ses douleurs aiguës et incessantes: elle souffre de fibromyalgie, une maladie inflammatoire.
Peu à peu, elle est obligée de travailler moins. “J’ai continué avec un emploi du temps allégé, mais un salaire tout aussi allégé, se souvient-t-elle. J’ai demandé l’AAH pour compenser ce que j’avais perdu, mais impossible, car mon mari gagnait trop.”
Quelques années plus tard, elle ne peut plus travailler du tout. “Déjà à l’époque où je travaillais, je recevais très souvent des petites piques sur le fait que je ne ramenais pas grand-chose par rapport au coût des frais de cantine ou des frais de garde éventuels”, précise-t-elle.
Sans allocation ni revenu, elle se retrouve alors complètement dépendante financièrement de son mari. Et les violences s’accentuent. “C’était beaucoup de violences verbales, détaille-t-elle avec pudeur. Physiques aussi, des petites choses, des béquilles, des choses comme ça, quand il était vraiment excédé, qu’il avait bu un peu plus que de coutume.”
Jusqu’à la fois de trop. “Cette fois-là, j’ai décidé de partir pour de bon, se remémore-t-elle. Je ne savais pas très bien à qui m’adresser, mais il fallait que ça s’arrête.” Sans revenus ni allocation, elle est obligée de continuer à cohabiter avec son mari pendant de longs mois.
Si j'avais touché l'AAH quand j'étais avec lui, j’aurais pu partir plus tôt."Karine, 53 ans
“Il a tout essayé, alternant gentillesse et pression très violente. Il m’avait retiré ma carte bleue, je ne pouvais plus rien payer toute seule, raconte-t-elle. J’ai essayé d’enclencher mes droits auprès de la Maison Départementale des Personnes Handicapées, de la CAF, mais à chaque fois il appelait derrière pour dire que c’était des déclarations bidons et qu’on n’était pas du tout séparés.”
Au bout de trois mois, miracle, son ex-mari rencontre quelqu’un et quitte le domicile. Il faudra en tout 18 mois à Karine pour récupérer ses droits et son AHH. “Si j’avais touché l’AAH quand j’étais avec lui, j’aurais pu partir plus tôt. Je me serais sentie beaucoup plus forte, reconnaît-elle. Car la douleur nous impacte fortement et nous fragilise par moments. On ne peut pas être en mode guerrier tout le temps.”
Aujourd’hui, Karine a divorcé et est à nouveau en couple. Mais pas officiellement. “Le seuil de pauvreté, c’est 1015 euros par mois, nous on touche 902,60 euros, compare-t-elle. Ce ne sont pas des fins de mois compliqués, ce sont des milieux de mois. Sans l’AAH, avec les enfants et les soins, ce n’est pas possible.”
D’autant que son ex-mari continue d’exercer une violence psychologique par le biais de la pension alimentaire. “La pension alimentaire n’est pas toujours payée, c’est en fonction de son bon vouloir, soupire-t-elle. Il y a encore cet impact et ce pouvoir dont il use régulièrement.”
Jeanne ne veut pas que son “mari lui donne du fric”
Jeanne n’a encore jamais été dans une relation de couple “sérieuse”. À 25 ans, elle est en recherche d’emploi dans le domaine de la culture. Autiste asperger, elle milite pour “rendre le monde du travail beaucoup plus accessible aux personnes handicapées”.
Vivant encore sous le toit de ses parents, elle touche l’AAH. Car le revenu des parents, pour les personnes majeures handicapées, n’entre pas en compte dans le calcul des droits à l’allocation.
“Le fait de prendre en compte les ressources du conjoint et pas des parents, ça revient à dire, philosophiquement, que la personne handicapé doit rester chez ses parents à vie ou vivre seule, s’agace-t-elle. Qu’on ne fonde pas de famille.” Elle préfèrerait travailler à plein temps et gagner son propre argent.
Cela revient à dire que la personne handicapée doit rester chez ses parents à vie ou vivre seule.Jeanne, 25 ans
“La conjugalisation de l’AAH, cela correspond à une époque où les personnes handicapées étaient toutes en institution et il était impensable qu’elles soient en couple ou qu’elles fondent une famille, poursuit-elle. L’AAH a été créée en 1975 et à cette époque, même les femmes valides dépendaient beaucoup de leur mari.”
Elle n’envisage pas de me mettre en couple tant qu’elle ne sera pas indépendant financièrement. “Mon mari, ce n’est pas mon père. Ce n’est pas à lui de me donner du fric, poursuit-elle. Il faut que ce soit l’État qui prenne en charge les personnes handicapées plutôt que les conjoints.”
Mais pour cela, l’AAH ne suffit pas. “Je vis à Paris, cela ne suffit pas pour vivre. Je trouve cela dommage de toucher l’AAH alors que je peux travailler à temps plein, et alors que certaines personnes ne peuvent pas travailler mais n’ont pas accès à l’AAH” souligne-t-elle.
Pour elle, la réforme de l’AAH doit s’accompagner d’autres mesures, comme “un meilleur accès à la prestation de compensation du handicap (PCH), une meilleure inclusion au travail et une désinstitutionnalisation des personnes handicapées. Il faut retravailler la société en profondeur”, réclame-t-elle.
Initié par le groupe Libertés et territoires, un texte voulant mettre fin à cette “conjugalisation” avait été voté par l’Assemblée nationale une première fois en février 2020, contre l’avis du gouvernement et de la majorité. En mars, le Sénat avait également adopté le texte.
Mais en commission mercredi 9 juin, le gouvernement, LREM et Modem ont détricoté le projet de réforme de l’AAH. Les députés ont voté le principe d’un abattement forfaitaire de 5000 euros sur les revenus du conjoint. Cette mesure, qui a le soutien de toutes les oppositions (de LFI à LR), sera examinée à nouveau par l’Assemblée jeudi 17 juin lors d’une niche parlementaire du groupe communiste.
“Si nous touchons à notre problématique de familiarisation des revenus, nous émiettons notre politique sociale, fiscale et de solidarité. Pourquoi alors ne pas déconjugaliser le RSA, les pensions de reversion, les APL?”, a répondu la ministre Sophie Cluzel, interrogée sur cette question lors des Questions au gouvernement mardi 15 juin.
Les partisans d’une “déconjugalisation” de l’AAH espèrent un revirement dans les votes sur ce sujet, qui touche à la “conscience individuelle”, comme l’a rappelé le député communiste Stéphane Peu, corapporteur.
L’AAH compte aujourd’hui plus de 1,2 million de bénéficiaires, dont 270.000 sont en couple, pour une dépense annuelle d’environ 11 milliards d’euros.
À voir également sur Le HuffPost: Comment cette avocate a pris conscience des stéréotypes sur le handicap après un amour de jeunesse
0 Commentaires