TENNIS - Plus de 700 jours après sa dernière apparition, l’astre Roger Federer continue de scintiller. En même temps, est-il un tournoi qui mieux que Wimbledon symbolise la carrière exceptionnelle et le tennis impeccable du champion suisse? Le gazon anglais est le jardin de ses plus grands succès: il y a disputé 12 finales, remporté 8 titres, gagné plus de 100 matchs…
Ces statistiques ne disent pourtant pas tout, et peut-être pas l’essentiel, du lien unique qui unit l’idole suisse au temple du tennis anglais. Le cœur de l’odyssée federienne sur les bords de la Tamise bat davantage dans les mots de la narration que dans les lignes d’un tableau Excel. En réalité, toute l’histoire de Federer à Wimbledon depuis près de vingt ans peut se lire à l’aune du “mythe”, c’est-à-dire étymologiquement du “récit fabuleux”.
Les débuts
Les débuts du Maître sur les courts du All England Lawn Tennis ressemblent étrangement aux premières étapes de ce que Joseph Campbell a appelé le “monomythe”. Dans son célèbre essai Le Héros aux mille et un visages (1949), l’historien montre que les personnages mythiques de l’Antiquité à nos jours suivent tous un itinéraire type marqué par le passage de seuils symboliques communs.
C’est à Wimbledon que le jeune Federer expérimente ce voyage initiatique: en 2001, il y a presque vingt ans jour pour jour, il franchit “le premier seuil” en terrassant son idole de jeunesse Pete Sampras; en 2002, il se retrouve englouti dans “le ventre de la baleine”, éliminé dès le premier tour et dévasté peu de temps après par le décès brutal de son entraîneur Peter Carter; en 2003, il soulève son premier trophée du Grand Chelem, une “victoire décisive” qui le propulse sur le toit du monde de la balle jaune.
Le tennis entre en 2003 dans une ère de Pax Federerica. À Wimbledon plus qu’ailleurs, le Maestro suisse ensorcelle l’adversité et écrase la concurrence. “Homme supérieur fait pour être roi” selon le vocabulaire campbellien, Federer est couronné quatre fois de suite, contre sa victime favorite Andy Roddick (2004, 2005) puis contre son bourreau de terre battue Rafael Nadal (2006, 2007). Certaines de ses prestations confinent au sublime. Le Suédois Jonas Bjorkman, balayé en demi-finale 2006, raconte avoir affronté ce jour-là “un mec jouant un tennis proche de la perfection” et avoir assisté à ce spectacle depuis “le meilleur fauteuil dans la maison”.
Un tennis solaire
Durant ces années au cœur de la décennie 2000, le mythe federien se fait apollinien, en référence à ce Dieu grec bien connu de l’Olympe, Apollon, protecteur des arts (de la poésie et de la musique notamment), incarnation de la beauté, garant de l’harmonie et porteur de lumière. Le tennis solaire de Federer, du blazer immaculé qu’il porte à son entrée sur le Center Court aux éclairs de génie qui sortent de sa raquette, a même fait écrire au romancier David Foster Wallace qu’il avait vécu une “expérience religieuse” lors de la finale 2006 en le regardant jouer.
Mais en 2008, tout bascule. Le Federer apollinien est chassé de son jardin d’Eden par le dionysiaque Nadal, à l’issue du “match du siècle” dont ont été tirés un livre et un documentaire passionnants (Strokes of Genius: Federer, Nadal, and the greatest match ever played). Le mythe RF change alors de nature: il devient ulysséen et sisyphéen. Il lui faut, tel Ulysse, le héros vagabond de l’Odyssée, redoubler de patience et d’énergie pour retrouver son trône. Il lui faut, tel Sisyphe, le fondateur damné de la ville de Corinthe, accepter de voir la pierre redescendre pour la hisser à nouveau vers les sommets.
Certes, le Maître reverdit dès l’année suivante sur l’herbe londonienne, remportant une finale d’anthologie contre Andy Roddick et dépassant par la même occasion le record de titres en Grand Chelem détenu par Pete Sampras. Le prodige helvète commence toutefois à montrer des signes de fatigue. Il faut attendre 2012 pour le voir à nouveau triompher à Wimbledon, après s’être offert Novak Djokovic et Andy Murray.
Le déclin à 30 ans?
À ce moment-là, beaucoup le pensent sur le déclin, voire sur la fin. Federer, à trente ans passés, mais toujours habité par le feu sacré du jeu, prend son bâton de pèlerin pour respirer à nouveau le tennis de haute altitude. Ulysse avait dû entreprendre un périlleux périple de dix ans avant de regagner sa cité natale. Federer, lui, connaîtra une traversée du désert de cinq ans avant de pouvoir regagner son tournoi fétiche.
L’année 2013 marque certainement le moment le plus éprouvant de son voyage. Le champion suisse est sorti dès le deuxième tour de Wimbledon par un inconnu au bataillon, l’Ukrainien Serhiy Stakhovsky, 116e joueur mondial. Un coup de tonnerre dans une saison par ailleurs tumultueuse marquée par plusieurs contre-performances et gâchée par des blessures. À l’occasion d’un discours célébrant le quarantième anniversaire de son accession au trône, la Reine Elisabeth II avait qualifié l’année 1992 d’annus horribilis, en référence aux multiples problèmes rencontrés par la famille royale cette année-là. Le “1992” élisabéthain est à peu de choses près le “2013″ federien.
Malgré quelques chefs-d’œuvre comme sa demi-finale contre Murray en 2015 (“l’un des meilleurs matchs de ma carrière”, confiera l’intéressé), Federer doit se contenter des places d’honneur. Il se voit privé d’un nouveau sacre à Church Road par Djokovic deux fois de suite (2014 et 2015). Et lorsqu’il chute -symboliquement et littéralement- face au Canadien Milos Raonic au stade des demi-finales en 2016, on tremble à l’idée de ne plus jamais le revoir à Wimbledon. De là à l’imaginer gagner à nouveau…
Le Phénix
Un an plus tard pourtant, dans le sillage de sa résurrection à l’Open d’Australie, il accomplit cet impensable exploit, à presque 36 ans et sans perdre un set du tournoi. Comme la mythologie grecque, la mythologie égyptienne peut fournir une grille de lecture à cette performance retentissante: à l’image du Phénix, cet oiseau fabuleux rattaché au Dieu du Soleil Râ, Federer sait aussi renaître de ses cendres.
À chacun de ses matchs, et particulièrement pendant le Wimbledon, les admirateurs de RF sont confrontés à un questionnement quasi métaphysique: jusqu’où le mythe peut-il et doit-il aller? Quand et comment quitter la scène sans laisser une partition inachevée? Sa terrible finale perdue contre Djokovic en 2019 et sa grave blessure en février 2020 sont venues contrarier la fin de son épopée.
Mais finalement, le propre d’un mythe n’est-il pas de rester mystérieux, incomplet, ambivalent? Le parcours du héros campbellien, fait d’ascension, de chute et de rédemption, est d’ailleurs tout sauf linéaire.
Le “Sisyphe” suisse
Le retour de Federer sur les courts en 2021 sublime encore la part d’humanité qui transparaît à travers le mythe. Après être tombé, le Sisyphe suisse a repris sa quête à la fois tragique et sublime. À l’issue de sa victoire contre le Britannique Cameron Norrie, il confessait avoir aimé “chaque minute” de sa carrière. “La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme”, écrivait Camus dans le Mythe de Sisyphe (1942). Comme si le voyage accompli était aussi important que la destination, comme si le chemin parcouru était aussi beau que le but atteint.
Wimbledon est, de ce point de vue, un pur concentré de la mythologie federienne. Le héros suisse y a tout connu: ses premières émotions, ses plus beaux records, ses défaites les plus marquantes. Peu importe la suite désormais. Voir Federer jouer encore sur le gazon anglais, c’est avoir la chance de pouvoir contempler “Sisyphe heureux”.
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