PARENTS ET ENFANTS - “Tu te rappelles la fois où je t’ai fait attendre?”
“Laquelle?”ai-je répliqué.
J’étais sur la défensive. Je sentais que mon père n’allait pas tarder à se lancer encore une fois dans des excuses maladroites.
Nous étions assis sur une branche de cyprès de Monterey que le vent du Pacifique avait courbée jusqu’à terre; moi, à 35 ans, avec mes boucles rousses et mon rouge à lèvres écarlate; et Papa, qui faisait plus jeune que ses 58 ans avec sa silhouette svelte et ses tatouages. Dans le parc, d’autres gens jouaient avec leur chien ou discutaient avec des voisins. Je leur enviais ces plaisirs simples.
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“Tu devais avoir 12 ans”, a repris mon père. “J’étais venu en ville pour te voir, et j’étais censé passer te prendre à la bibliothèque pour aller au musée. Je suis arrivé avec une heure et demie de retard. Tu étais carrément furax.”
Le souvenir m’est revenu. A 12 ans, je portais encore des sweats à motifs de chats. Les visites de mon père étaient rares, alors j’avais anticipé l’événement pendant des semaines. La bibliothèque se situait dans un quartier mal famé de San Francisco, où il y avait des tas de SDF, certains visiblement agités. Assise sur les marches en granit jonchées de mégots de cigarette et de vieux chewing-gums, l’angoisse et la déception me nouaient le ventre.
Dans le parc, ce jour-là, mon père m’a expliqué qu’il venait d’entamer un programme en douze étapes pour se débarrasser de son addiction à la pornographie – qui était apparemment la cause de son retard toutes ces années auparavant. La quatrième étape du programme consistait à demander pardon aux gens que l’on avait fait souffrir à cause de cette addiction.
“Je suis désolé de ne pas avoir été là pour toi”, a-t-il dit. Ses yeux étaient du bleu pâle des glaciers en train de fondre; du liquide lacrymal coulait sur ses joues.
Je n’ai rien ressenti.
Au fil des années, mon père s’était déjà excusé des dizaines de fois pour son absence quand j’étais enfant, chaque fois en y mettant plus d’émotion que la précédente, mais il ne semblait jamais le faire pour moi. Cette dernière excuse en date, par exemple, était censée marquer ses propres progrès dans sa thérapie. Cet égoïsme, c’est tout mon père, ai-je pensé.
“Je te pardonne”, lui ai-je répondu.
Je mentais.
***
Quand j’étais petite, nous étions proches.
Il me juchait sur ses épaules, et je planais comme un oiseau de mer porté par les courants aériens. Il partageait avec moi son amour des mots en me lisant “Alice au Pays des Merveilles” et “Le Hobbit”, dont il prononçait chaque phrase avec soin. J’adorais l’odeur de mon père: un mélange de cèdre et de bois de santal avec des notes de musc.
Déjà l’époque, il était obsédé par le développement personnel. Il étudiait la phytothérapie et le tantra et méditait devant un autel orné d’artefacts de plusieurs cultures: une crécelle païute, un bol chantant tibétain et une petite statue de Shiva dansant.
Après le divorce de mes parents, Maman et moi sommes retournées vivre à San Francisco. Papa est resté dans la petite ville qu’il aimait, à trois heures de route au nord. Dans ma nouvelle chambre, j’ai décoré ma table de chevet avec des cristaux, des figurines et des photos de mon père – la version d’une fillette de 9 ans de son autel. Chaque fois que Maman l’avait au téléphone, je criais “Papa!” et je bondissais autour d’elle jusqu’à ce qu’elle me tende le combiné.
Quand j’allais le voir le week-end, Maman faisait la moitié du chemin en voiture, et je montais dans celle de mon père sur le parking d’un resto routier. Papa venait parfois à San Francisco, mais il annulait souvent ses visites. Une part de moi n’a jamais cessé de guetter sa voiture par un après-midi pluvieux, tout en sachant au fond de moi qu’il ne viendrait pas.
J’ai fini par mettre une lampe à la place de mon autel.
Même après que ma mère et moi avons déménagé plus près – à une heure de chez lui – je n’ai plus vu mon père que deux ou trois fois par an.
***
A 14 ans, je suis devenue gothique. Ça a attiré son attention.
Je portais une épaisse couche de fond de teint et du rouge à lèvre qui bavait. J’écoutais Skinny Puppy, Ministry, Nine Inch Nails.
La musique tonitruante et les clips à l’ambiance sinistre horrifiaient mon père. J’en ai rajouté en peignant les murs de ma chambre en noir. Au téléphone, il me sermonnait sur l’énergie négative que je renvoyais. Sa réaction me rendait furieuse, mais comblait aussi un manque.
A Noël, il est passé chez nous pour le traditionnel échange de cadeaux. Debout à côté de notre sapin clignotant, dans son épais manteau, l’air prêt à s’enfuir en courant, il m’a fait son coming-out pour la première fois.
“Je suis attiré par les hommes”, a-t-il dit. “C’est quelque chose contre quoi j’ai lutté pendant des années.”
Avachie sur le canapé, le visage couvert de maquillage bon marché, je ne savais pas trop comment réagir. Un gantelet d’acier avec une lourde manchette de cotte de maille recouvrait ma main gauche et mon poignet – je portais littéralement une armure.
“C’est cool”, ai-je rétorqué. “Enfin, je veux dire, tu fais ce que tu veux.”
Quelques mois plus tard, mon père a renié sa bisexualité, en assurant qu’elle était causée par un déséquilibre entre ses énergies yin et yang. Puis il est ressorti du placard, avant d’y rentrer à nouveau. Cette oscillation a continué pendant des décennies. Ça ne me dérangeait pas que mon père soit quelque part sur le spectre LGBTQ+, mais ces confessions à répétition devenaient fatigantes.
***
Un matin, à l’âge de 16 ans, je me suis réveillée en rage. Tout en faisant les cent pas sur la moquette noire de ma chambre aux murs noirs, je lui ai hurlé au téléphone que s’il l’avait vraiment voulu, il aurait fait du stop pour venir me voir quand sa voiture l’avait lâché. Il aurait trouvé le moyen de faire partie de ma vie. Il avait baissé trop vite les bras.
Mon père m’a servi les explications habituelles à son absence: son emploi du temps professionnel et des soucis d’argent. Son propre père était mort quand il était petit; personne ne lui avait appris comment en être un. J’avais un klaxon, du genre de ceux qu’utilisent les clowns de cirque, et chaque fois qu’il me répétait une de ces vieilles excuses, j’appuyais sur la poire en le rapprochant du combiné: Pouet! Pouet!
C’est ridicule, je sais. Quel genre de gothique se sert d’un klaxon de clown?
Il m’a dit qu’il était désolé, mais je ne voulais pas de nouvelles excuses. Je voulais qu’il retourne dans le passé et remplisse ce vide qu’il avait laissé. Je voulais me souvenir de sa présence, pas de son absence.
Après ça, j’ai coupé la communication. Nous avons fini par nous rabibocher suffisamment pour reprendre nos sorties occasionnelles au musée, mais je ne cherchais plus à me rapprocher de lui.
Des confessions orchestrées
De son côté, mon père a commencé à fréquenter des groupes de parole et à faire des retraites spirituelles le week-end. A partir de là, ses visites sont devenues des missions commanditées par ses gourous et ses thérapeutes. Une fois, quand j’avais 19 ans, il a débarqué sans prévenir avec un énorme bouquet de fleurs. Pendant que d’autres membres du groupe l’attendaient dans la voiture, il s’est mis à genoux et s’est excusé en larmes de ne pas avoir été là.
Et puis il est remonté en voiture et il est parti.
Je lui en voulais de toute cette comédie. Il avait raté tous mes anniversaires et tous mes rhumes depuis le divorce. Et pourtant il suivait les directives de sa thérapie avec une rigueur de soldat. Ces confessions orchestrées me donnaient l’impression qu’il se servait de moi.
***
Assise sur cette branche de cyprès tordue dans le parc, j’ai serré les dents pendant qu’il s’excusait pour l’incident de la bibliothèque. Et j’ai repris le cours de ma vie, sans imaginer un instant que ce jour puisse marquer le début d’un réel changement.
Les choses allaient très bien pour moi. Après avoir passé des années à sortir avec des hommes qui n’étaient pas prêts à s’engager sentimentalement, j’avais épousé un type adorable qui était là pour moi, comme j’étais là pour lui. Nous faisions tous les deux partie d’un groupe d’artistes très dynamique de San Francisco. Tous les mois, j’animais un concours littéraire devant quelques 200 amoureux des livres. Je ne pensais presque plus à mon père.
Peu après notre conversation dans le parc, il m’a téléphoné pour me dire qu’il voulait venir à ma soirée. J’étais réticente. J’étais censée divertir le public, pas me confronter à mon passé. Mais j’ai dit oui, en pensant qu’il ne viendrait pas.
Et pourtant, le jour j, il était là dans la foule, une bière à la main, souriant. Après ça, il est venu dîner avec mes amis et moi. Avec ses tatouages et ses centres d’intérêt atypiques, il était comme un poisson dans l’eau. Il a dormi sur mon canapé-lit et est parti le lendemain sans faire de scène. Je ne savais pas trop quoi en penser, mais je l’ai invité à la soirée suivante, et il est encore venu.
C’est devenu un rituel: Il faisait trois heures de route, discutait avec mes amis et dormait dans mon salon. Nous ne parlions pas de nos disputes passées et il avait cessé de s’excuser. Ces soirées nous donnaient l’occasion d’aborder de nouveaux sujets de conversation et révélaient nos points communs: nous partagions la même fascination pour la création artistique, et nous adorions la nouveauté et l’aventure. Je me suis surprise à apprécier sa compagnie, non comme celle du père que j’aurais voulu avoir étant enfant, mais comme celle d’un égal.
L’air de rien, il s’est fait une place dans mon monde.
Une place dans mon monde
Un jour, il est venu avec son nouveau petit ami, un hippie bisexuel comme lui. Ils se tenaient debout dans la foule, main dans la main. Il y avait quelque chose de magique à voir mon père se montrer tendre envers un autre homme en public, à assister à cette trêve dans la guerre qui faisait rage en lui.
Un nœud dans ma poitrine s’est desserré en réponse.
J’aimais cette version de mon père: un homme dont les mots étaient en accord avec les actes. Peut-être que toutes ces années de thérapie et de groupes de parole avaient payé, après tout. Non seulement mon père était présent pour moi, mais il était aussi présent à lui-même.
Après nos longues années d’éloignement, les rôles traditionnels père/fille ne nous convenaient plus, alors à la place, nous avons tissé des liens d’amitié, qui se sont renforcés avec le temps. J’ai appris à croire que mon père serait toujours là pour moi.
***
Par une chaude journée de septembre, en 2019, mon père et moi étions sur le pont d’un ferry qui traversait le détroit de Gibraltar en partant d’Espagne en direction du Maroc. Le soleil de la fin d’après-midi étincelait sur les vagues de la Méditerranée. Si l’on m’avait dit ce jour-là dans le parc que je voyagerais un jour avec mon père à l’étranger, je ne l’aurais jamais cru.
Lorsque le ferry est passé près du rocher de Gibraltar, mon père a hurlé de toutes ses forces “C’est incroyable!” Nous avons essayé de prendre une photo ensemble sur le pont, mais mes cheveux fouettaient le visage de mon père avec une telle violence que nous avons fini par avoir le fou rire, et la photo a été complètement ratée. Mon père l’a quand même encadrée.
Il n’a pas su être le père dont j’avais besoin dans mon enfance, et je n’ai pas pu être la fille qu’il aurait voulu avoir quand il était plus jeune. En sortant du carcan des rôles que nous nous forcions à jouer, nous avons permis à notre relation de s’épanouir de façon inattendue. Nous sommes liés par le sang, bien sûr, et nous le serons toujours. Mais nous sommes plus que cela aujourd’hui.
Nous sommes amis.
Ce blog, publié sur le Huffpost Américain, a été traduit par Iris Le Guinio pour Fast ForWord.
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