FOOTBALL - Un nom inconnu du grand public, une victoire arrachée à la 90e minute sur une frappe fantastique et une histoire géopolitique complexe. Mardi 28 septembre au soir, sur la pelouse du Real Madrid, le club moldave du Sheriff Tiraspol a réussi LA grande performance de ce début de Ligue des champions en venant à bout du géant espagnol, vainqueur à treize reprises du trophée.
En première mi-temps, déjà, les Madrilènes auraient dû s’inquiéter. Alors qu’ils avaient largement dominé leur sujet, ils étaient pourtant revenus aux vestiaires en retard, menés d’un but inscrit sur la seule offensive de leurs modestes adversaires. Le fait notamment de Geórgios Athanasiádis, gardien grec en état de grâce d’une équipe qui alignait treize nationalités au coup d’envoi sur la feuille de match.
Deux victoires en deux matches
Si Karim Benzema remettait les deux clubs à égalité en milieu de seconde période, le Real n’allait jamais réussi à repasser en tête, malgré pléthore d’occasion. Pire, à la dernière minute du temps réglementaire, le Luxembourgeois Sébastien Thill envoyait une frappe limpide dans la lucarne de Thibault Courtois. Deux buts à un et un exploit que l’intéressé allait décrire ainsi: “On vient de tous les pays, ça fait notre force!”
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— beIN SPORTS (@beinsports_FR) September 28, 2021
😱 Enorme surprise : le Sheriff Tiraspol s'impose face au Real Madrid !
😯 Deux victoires en deux matchs et une première place du groupe D !
🧤 Grosse prestation du gardien Giorgos Athanasiadis !https://t.co/6rMrpr07Qn
Ce mercredi 29 septembre au matin, le Sheriff Tiraspol pointe donc en tête de la poule D, fort de deux victoires face au Real Madrid et au Shakhtar Donetsk, et avant de recevoir dans trois semaines un Inter Milan déjà relégué à cinq points. Une performance d’ores et déjà historique pour les Moldaves, qui n’avaient encore jamais participé à la compétition reine du football de clubs.
Sheriff win at Real Madrid 🤯
— UEFA Champions League (@ChampionsLeague) September 28, 2021
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D’autant qu’il faut dire: ce club n’a pas grand chose de commun avec le Real Madrid, ni même avec le reste des écuries qui prennent part à la Ligue des champions de football. La maison mère du club est en effet un nébuleux conglomérat, retranché dans une enclave séparatiste prorusse de Moldavie, la Transdniestrie.
Gaz russe et république autoproclamée
Cette bande de terre a fait sécession de la Moldavie lors d’une courte guerre après la chute de l’URSS en 1991. Elle est maintenue à flot par 1.500 soldats russes et de gracieuses livraisons de gaz, Moscou tenant à avoir une tête de pont en Europe orientale, face aux élargissements successifs de l’UE et de l’Otan.
Cette république autoproclamée s’est dotée également d’attributs étatiques: une monnaie, une police. Et elle cultive une certaine nostalgie soviétique, avec son drapeau frappé du marteau et de la faucille ou ses statues de Lénine à Tiraspol, la capitale.
Mais de facto, aux commandes du territoire se trouve Sheriff, un groupe tentaculaire dont le logo, une étoile à cinq branches de sheriffs américains, s’affiche partout. Fondé par un ancien policier, Victor Gushan, il contrôle tout: énergie, alcool, acier, supermarchés, stations services et bien sûr le club de foot qui a donc fait ses débuts ce mois-ci en Ligue des champions.
Méthodes brutales
“Victor Gushan est la personne qui a le plus d’influence ici, dans le monde politique et économique”, relève Anatoli Diroun, directeur de l’École d’études politiques de Tiraspol, soulignant que le groupe Sheriff sponsorise et contrôle le parti au pouvoir, “Renouveau”.
Victor Gushan, qui n’a pas souhaité être interviewé par l’AFP, a fondé son entreprise en 1993 avec un autre ex-policier, Ilia Kazmaly, profitant des privatisations de la période de capitalisme sauvage qui a déferlé sur l’ex-URSS durant les années 1990.
L’entreprise rafle nombre d’entreprises, se souvient Valeri Litskaï, un conseiller du président transdniestre d’alors et ex-ministre des Affaires étrangères. “Sheriff a gagné”, dit-il, “il proposait les meilleurs prix et garantissait” que les usines tourneraient. Mais Valeri Litskaï reconnaît aussi que le groupe a eu des méthodes brutales, un passé “pas joli, joli”. “Il y a eu un combat très dur”, se souvient-il, “dans nos cimetières, les allées sont pleines de bandits”.
L’ex-ministre des Affaires étrangères reconnaît volontiers que les autorités n’ont pas cherché ”à savoir qui tuait qui”. “C’est pas très joli à dire, mais c’est la réalité”.
Paupérisation contre UE
Aujourd’hui, personne ne vient troubler la domination de Sheriff. Selon le média d’investigation RISE Moldova, le groupe encaisse un tiers du budget du territoire. Ses compagnies exportent à travers l’Europe des produits textiles ou sidérurgiques, ainsi que du caviar jusqu’aux États-Unis et au Japon.
Le président de la république autoproclamée n’a pas de mots assez laudateurs pour Sheriff, qui a financé sa campagne électorale. “Ils créent des emplois, ils investissent”, dit à l’AFP Vadim Krasnosselski, le président actuel de Transdniestrie, dont la campagne électorale a été financée par Sheriff, “ce sont des partenaires fiables et de confiance”.
Mais les statistiques disponibles renvoient une autre image. La région a vu sa population divisée par deux en trente ans, passant à 250.000 habitants. En cause, un exode de la population active et de la jeunesse du fait de revenus trop faibles, 200 à 300 dollars (170 à 260 euros) par mois en moyenne, soit moins qu’en Moldavie, qui est pourtant le pays le plus pauvre d’Europe.
La nouvelle présidente moldave, la proeuropéenne Maïa Sandu, veut que son pays rejoigne l’Union européenne, appelant au retrait russe de Transdniestrie. Mais pour les vieux de la vieille génération, comme l’ancien ministre Litskaï, rien ne changera. “La Russie nous donne gratuitement du gaz et des soldats, et en échange elle a sa zone d’influence” en Europe, “nous sommes très contents du statu quo”. Tout comme les supporters de football doivent apprécier de voir ce petit pays qui n’existe officiellement même pas briller à la face du monde.
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