L'utilité des réunions non-mixtes expliquée par les féministes

POLITIQUE - La pratique, bien que très ancienne dans le monde militant, continue d’alimenter le débat. Pour avoir justifié la tenue de groupes de parole non-mixtes organisés, ponctuellement, afin d’évoquer des discriminations sexistes ou racistes, la présidente du syndicat étudiant Unef, Mélanie Luce, s’est notamment attirée les foudres de Jean-Michel Blanquer.

La syndicaliste a eu beau préciser qu’il s’agit d’ateliers dédiés, environ deux fois par an, aux personnes se disant victimes de discriminations où “toutes les personnes qui veulent venir, peuvent venir”, le ministre de l’Éducation nationale reproche à l’Unef un projet ségrégationniste pouvant mener à “des choses qui ressemblent au fascisme”.

“Cela m’étonnerait qu’une personne sobre vient dans un groupe d’alcooliques anonymes et dise ‘je veux absolument parler’”, s’est étonnée la présidente de l’Unef interrogée par Médiapart le 23 mars, tandis Audrey Pulvar a estimé ce samedi 27 mars sur BFMTV qu’“on peut demander à une femme blanche ou à un homme blanc de se taire” lors d’“un groupe de travail consacré aux discriminations dont sont l’objet les personnes noires ou métisses”, déclenchant aussitôt un tollé à droite et à l’extrême droite.

Perçues par ses détracteurs français comme une rupture avec l’idéal universaliste et donc soupçonnées de visées séparatistes, ces réunions non-mixtes trouvent sans doute leur origine au XIXe siècle aux États-Unis où des ouvrières ont exprimé leur volonté de “rester entre elles pour prendre leurs affaires en main”, comme le rapporte sur Twitter l’historienne Ludivine Bantigny.

 

En France, la non-mixité s’est fait connaître via le MLF, le Mouvement de libération des femmes, au début des années soixante-dix. Créée dans la foulée de Mai-68 où la parole des hommes fut prépondérante, l’organisation féministe a voulu d’emblée réserver ses groupes de discussion aux femmes. Dans une archive de l’époque, on voit ainsi l’activiste Anne Zelensky demander à ses camarades hommes de quitter la salle.

“Une étape assez révolutionnaire”

“Tout simplement, ce qu’on aurait voulu, c’est que les mecs comprennent que leur place n’était pas là. Que dans ce premier temps de lutte pour la libération des femmes, la place des mecs est à la crèche ou en dehors”, prévient-elle, comme vous pouvez le voir dans notre vidéo en tête de cet article.

“Cela a été une libération de la parole du fait qu’il n’y avait pas les hommes pour nous expliquer la libération et la révolution et ce qu’était notre devenir”, expliquait la spécialiste de l’histoire des femmes, Marie-Jo Bonnet, en mai 2018 sur France 24.

Ce 25 mars sur France 5, la journaliste Laure Adler qui a participé à des réunions non-mixtes du MLF, a décrit le grand avantage d’échanger entre personnes subissant le même sort. “Quand on se retrouvait entre femmes uniquement, une autre parole surgissait, totalement inattendue. On ne parlait pas du tout de la même manière”, raconte celle qui y a trouvé “une écoute et une bienveillance qui n’existait pas” en dehors de ce cadre exclusivement féminin.

De cette libération de la parole, Marie-Jo Bonnet retient aussi “la nécessité d’aller trouver en nous-mêmes” des réponses que ces femmes n’auraient pas pu formuler sous des regards masculins. “C’est une étape assez révolutionnaire pour se comprendre soi-même et pouvoir articuler des principes de combat”, complète Laure Adler.

Dans le film “La Révolution du désir”, Catherine Deudon, une photographe qui a suivi les actions du MLF, raconte l’ambiance “survoltée” dans laquelle se déroulait ces groupes de parole. Et de se rappeler qu’à cette époque, la non-mixité du MLF ne faisait déjà pas l’unanimité. “Il y avait toujours une femme qui arrivait en disant ‘Il faudrait un homme ici. Pourquoi c’est non-mixte?‘. C’était un mouvement non-mixte mais qui a lutté pour la mixité”, témoigne-t-elle.

Ce que confirme la journaliste Laure Adler. “Nous rapportions tous les ans, à la Mutualité à Paris, devant des assemblées mixtes, le fruit de notre travail dans les groupes de paroles”, assure-t-elle. Une méthodologie assez proche finalement de celle pratiquée par l’Unef aujourd’hui. “Une fois qu’on a fait le constat sur ce qu’on a vécu, on discute ensemble, en cadre mixte, des moyens et des outils pour sortir des problématiques rencontrées”, explique sa présidente, Mélanie Luce.

Mais si Laure Adler reste convaincue, pour l’avoir vécu, de la pertinence d’un “outil” permettant de “se retrouver quand on subit une discrimination”, le feu nourri de critiques contre les groupes de parole organisés marginalement par l’Unef ne faiblit pas ces derniers jours.

“Pour lutter contre les discriminations, cette solution-là est une erreur (...) Il faut qu’on soit tous ensemble et pas qu’il y ait quelques uns qui soient les tenants de cette lutte”, a réagi Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, ce dimanche 28 mars au micro de France Inter, faisant particulièrement référence à la lutte pour le droit des femmes.

Plus féroce, Xavier Bertrand a dénoncé sur Europe 1 les “thèses racialistes” utilisées par “ceux qui mènent une attaque frontale contre les valeurs de la France”. Le président de la région Hauts-de-France perçoit d’autant moins l’utilité des réunions non-mixtes pour lutter contre les discriminations que, selon lui, “la France n’est pas un pays raciste”.

Pourtant, il paraît difficile de nier l’existence d’un racisme persistant, et documenté, dans la société française. Une étude publiée par l’Insee en 2020 montre “d’importantes discriminations” dans l’accès au logement. Dans le marché locatif privé, une personne d’origine maghrébine a “26.7 % de chances en moins de voir ses démarches” aboutir qu’un demandeur d’origine présumée française.

Une discrimination “généralisée” et “massive” en matière d’emploi également: “20% de chances en moins de recevoir une réponse lors d’une candidature à une offre d’emploi et 30% de chances en moins d’être recontacté après une candidature spontanée” lorsqu’on porte un patronyme maghrébin, a conclu une campagne de testing menée entre novembre 2018 et janvier 2019 auprès de grandes entreprises. Une enquête du Défenseur des droits publiée en janvier 2017 constatait qu’un homme, jeune, perçu comme “non blanc” a “20 fois plus de risque d’être contrôlés” que le reste de la population par les forces de l’ordre. Même constat dressé en 2018.

En France, l’écart de rémunération entre les femmes et hommes varie, au détriment des salariées, selon le niveau d’étude de 15,8 % (sans le baccalauréat) à 29,4 % (Bac+ 3 et plus), selon l’Insee. Le mouvement #MeeToo, suivi par #BalanceTonPorc, a vu le déferlement par milliers de témoignages, allant du récit d’agressions sexuelles à des propos dégradants subis aussi bien au travail que dans les loisirs, les transports, etc.. D’après un recensement publié en 2019, en France, une femme meurt tous les 2 jours sous les coups de son conjoint.

Dès lors, comment comprendre qu’en matière de violence et de discriminations, le mode de recueil de la parole des personnes se sentant victimes provoque dans le débat public français davantage de réprobation et d’indignation à n’en plus finir que les actes dénoncés, anonymement parfois, sur les réseaux sociaux ou dans des groupes d’expression non-mixtes?

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