NDLR: En 2014, Jérémie Fontanieu avait publié une tribune dans laquelle il présentait un projet pédagogique qui venait d’être lancé. Plusieurs années et promotions plus tard, il a été rejoint par David Benoit, un collègue de mathématiques avec lequel le projet est mené en binôme, et tous les deux font le bilan de ces dix premières années à Drancy d’un projet qui a pris le nom de Réconciliations.
ENSEIGNEMENT —À nos débuts, nous étions des professeurs comme les autres: pleins d’espoir et d’ambition pour les élèves, mais frustrés de leurs efforts insuffisants et de leurs faibles résultats. Les lycéens n’ont pas ou peu de facilités scolaires, à Drancy où nous enseignons, et leurs raisons de ne pas prendre leur scolarité au sérieux sont innombrables: ils ne l’ont jamais vraiment fait, ils manquent souvent de confiance en eux et s’estiment incapables de devenir de bons élèves, ils ont peur de passer pour des “fayots” aux yeux des autres, ils ne peuvent pas toujours être aidés à la maison pour les devoirs, ils n’ont pas ou peu de “role-models” qui ont réussi grâce aux études et auxquels ils pourraient s’identifier…
En apparence, les élèves sont condamnés à l’échec: leur réussite semble impossible, et chez beaucoup d’entre eux c’est la frustration et la rancœur à l’égard de l’institution scolaire qui prédomine.
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Grandes frustrations
À l’école, cette frustration touche tous les acteurs: non seulement les élèves, donc, mais aussi les professeurs et les familles. Nous, enseignants, essayons de faire notre travail du mieux que nous pouvons et nous avons parfois l’impression de nous battre dans le vide, impuissants face à la reproduction sociale: la France est l’un des pays au monde où l’origine sociale des élèves a le plus d’impact sur leurs résultats, très loin des discours officiels et de l’idéal perdu de l’égalité des chances.
Pour les professeurs, cet échec est d’autant plus pénible qu’il est souvent vécu de façon culpabilisante: c’est l’effet pervers de la figure romantique de l’enseignant(e) héroïque et solitaire, du prof du Cercle des poètes disparus (1989) au Remplaçant (2021), qui par son charisme et/ou son génie parvient à briser la fatalité et donner goût à la connaissance, à l’effort scolaire et au travail.
Les familles mises à l’écart
Les familles, elles aussi sont en souffrance: ayant souvent le sentiment d’être tenues à l’écart de la scolarité de leurs enfants, à fortiori à partir du lycée, elles sont bien moins “démissionnaires” que mises de côté. À leurs yeux, l’école est souvent une “boite noire”, inaccessible et dont la maladresse de la communication comporte une violence symbolique considérable: on donne en début d’année aux parents des identifiants pour se connecter à un logiciel de suivi en ligne, comme si cela allait leur permettre de s’approprier un monde dont la plupart ne maîtrisent pas les codes, à fortiori dans les quartiers populaires où beaucoup ne sont pas allés au lycée quand ils avaient l’âge de leurs enfants.
L’école ne les invite pas, elle les “convoque”; et si les rares fois où l’institution entre en contact téléphonique avec eux, c’est lorsqu’il y a un incident impliquant l’un des leurs, comment les familles ne peuvent-elles pas avoir l’impression que l’école leur est hostile? Comme l’a montré le sociologue Pierre Périer, l’invisibilité des parents de catégorie populaire résulte bien moins de leur mauvaise volonté que d’un malentendu dont l’école publique est involontairement responsable.
Réconciliations entre professeurs et familles
Alors, depuis bientôt 10 ans, nous avons décidé d’aller dans le sens inverse de cet individualisme qui éloigne les différents acteurs de l’éducation les uns des autres. C’est le cœur du projet que nous avons créé, Réconciliations, et dont les résultats sont extraordinaires.
Réconciliations entre professeurs et familles: convaincus que nous ne sommes pas capables, par nous-mêmes, de faire faire aux élèves les efforts considérables nécessaires à leur réussite, nous tendons la main aux parents d’élèves dès la fin du mois d’août. Lors de la réunion de début d’année, qui a lieu avant la rentrée des enfants, une alliance entre adultes est donc scellée et grâce à laquelle les enseignants jouissent d’une autorité nouvelle — après tout, il n’y a qu’au lycée que les élèves font parfois les idiots: à la maison, ils sont sages comme des images… Tout au long de l’année, la confiance entre adultes est construite et entretenue grâce aux très nombreux échanges (compte-rendu par SMS, appels téléphoniques, rendez-vous à chaque rentrée) qui nous aident aussi à mieux accompagner les enfants: les petits soucis de santé, mauvaises nouvelles extrascolaires ou passages à vide propres à l’adolescence ne sont pas visibles à l’œil nu, ce genre d’informations transmises par les familles nous permettant de faire preuve de souplesse et de faire sentir aux élèves, par un petit geste ou un mot discret à la fin de cours, que nous sommes sévères, mais fondamentalement bienveillants vis-à-vis d’eux.
Réconciliations entre professeurs: pour les élèves, profiter du manque de communication entre enseignants est un passe-temps truculent. Combien d’élèves, après avoir fait les idiots dans un cours X, ont adopté un comportement irréprochable dans le cours suivant? Afin de resserrer les mailles du filet, nous échangeons en permanence avec les collègues: remarques sur le comportement et le travail des lycéens, dates des prochaines évaluations, notes… Aujourd’hui en France, la quasi-totalité des enseignants en lycée est incapable de dire ce que leurs élèves étudient dans les autres matières, ce qui est une conséquence catastrophique de la division du travail éducatif, mais aussi de la vision classique du métier: nous avons été formés dans l’optique de pratiques pédagogiques solitaires, comme si suffisait l’objectif de parvenir à faire un cours durant lequel tous les élèves travaillent, porte fermée. Selon la tradition, seuls les professeurs “débutants” font l’objet de visites en classe de la part de collègues: à l’inverse, nous faisons systématiquement à deux nos cours de mathématiques et de SES, ces échanges pédagogiques comme tous ceux avec les autres collègues enrichissant notre vision des élèves et de notre propre métier. Quand le conseil de classe arrive, il n’y a aucune surprise puisque nous nous parlons en continu: les difficultés ont été réglées en amont, et nous pouvons alors célébrer la réussite des élèves qui est aussi la nôtre, l’expression ”équipe pédagogique” trouvant enfin tout son sens.
Réconciliations entre élèves: on ne réalise pas tout à fait la violence des rapports entre adolescents, qui sont des êtres en devenir et dont la construction intime de l’identité est difficile et chaotique. Pour beaucoup de lycéens, les jugements acerbes à l’égard des autres ne sont que le reflet des tiraillements à leur propre égard, le mépris des autres renvoyant souvent au mépris de soi-même. Pour nous enseignants, l’alliance avec les familles nous permet d’être intransigeants sur le respect que les élèves se doivent mutuellement, la fermeté qui caractérise notre rapport aux lycéens permettant de les protéger de la violence morale dont ils sont hélas trop souvent capables entre eux. Surtout, quand les affrontements ont cessé et que le cadre pacifique de travail est petit à petit intériorisé par les enfants, un miracle se produit: non seulement ils cessent d’être méfiants ou malveillants les uns vis-à-vis des autres, mais émergent la gentillesse, la solidarité et une forme de fraternité qui s’explique aussi par le sentiment de vivre une expérience commune — la participation à cette “classe expérimentale”. Le plus beau apparaît alors: les élèves s’entraident, se tirent mutuellement vers le haut, et le 100% de réussite ne signifie plus simplement que chaque enfant va y arriver, mais que personne ne sera délaissé au sein du groupe. Ils découvrent la puissance de l’intelligence collective, de l’émulation intellectuelle et de la cohésion de groupe, vivant le fameux adage selon lequel on va plus vite seul, mais beaucoup plus loin à plusieurs.
Retrouver goût à l’école
La plus belle des réconciliations est celle des élèves vis-à-vis d’eux-mêmes: échaudés par notre fermeté et l’alliance avec les familles, ils se voient forcés de se mettre au travail et voient tous leurs résultats progresser.
En chacun d’eux renaît la conviction qu’ils sont capables d’y arriver, eux qui avaient fini par intérioriser l’idée que les études n’étaient pas faites pour eux: petit à petit ils prennent goût au travail, à la réussite, à l’école, retrouvent l’envie d’apprendre, la curiosité de l’enfance, la joie de s’appliquer et de faire les choses avec rigueur.
Les élèves réalisent qu’ils peuvent, que leur destin leur appartient et que c’est dans cette conviction intime que réside leur liberté, leur dignité. Les enfants renaissent, et ce spectacle est incroyablement beau.
100% de réussites
Depuis 2017, pas un seul de nos élèves n’a redoublé: nous avons fait 100% de réussite au bac en 2017/2018, 2018/2019 puis 2019/2020. En 2020/2021, pas un seul élève de notre classe de Seconde n’a décroché; pas un seul n’a une moyenne générale inférieure de 10/20. Sur les trois dernières promotions, plus d’un quart des anciens bacheliers ont intégré les meilleures classes préparatoires aux grandes écoles d’Île-de-France: à Noisy-le-Sec, Savigny-sur-Orge, Vincennes, Paris, Saint-Cloud ou Neuilly-sur-Seine.
Ces statistiques sont parfaitement extraordinaires: quand le projet a débuté, le taux de réussite moyen en ES était dans notre lycée de 70% et il oscille aujourd’hui entre 80 et 90%; les bacheliers du lycée Delacroix qui vont en classes prépas sont très rares (un ou deux élèves par classe, 5% environ); pas une seule classe de Terminale comme de Seconde n’échappe au décrochage d’un, de deux ou de trois des leurs, sans même évoquer tous ceux qui subissent leur scolarité et leur orientation.
Cela dit, la puissance du projet Réconciliations est au-delà de ces résultats quantitatifs extraordinaires: elle réside dans le regard bouleversé des élèves, qui vivent une révolution ontologique et deviennent les acteurs de leurs études et de leur vie. Elle apparaît dans les larmes de joie des familles et des professeurs, réunis à chaque début du mois de juillet pour célébrer la victoire collective lors de la fête de fin d’année. Elle est contenue dans cette promesse, surtout: l’espoir d’une réussite et du bonheur, à condition d’efforts et de courage, à condition de rompre avec les habitudes qui nous conduisent à nous traiter les uns les autres comme des étrangers. Ce que le projet Réconciliations incarne, c’est que lorsque nous réunissons nos forces, l’école peut enfin jouer son rôle d’ascenseur social.
À voir également sur Le HuffPost: “Ce qui fait un bon lycée, ce n’est pas le taux de réussite au bac, c’est le bien-être de l’élève”
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