PHILOSOPHIE - La planète se réchauffe, les glaciers fondent, des espèces vivantes disparaissent. Nous, qui existons aujourd’hui, avons encore la chance de vivre sur une Terre habitable, malgré le réchauffement climatique criant. Mais les générations futures pourront-elles en dire autant? Une question qui se pose de manière plus criante que jamais avec la publication du dernier rapport alarmant du Giec ce lundi 9 août.
Montée du niveau des océans pendant “des siècles, voire des millénaires”, capacité des océans et des forêts à absorber le CO2 qui s’affaiblit, une planète qui va subir une augmentation “sans précédent” des événements météo extrêmes comme les canicules ou les pluies diluviennes... Le futur de la Terre ne cesse de s’assombrir.
Ces scénarios imaginant le monde dans les années à venir sont déconcertants. Ils interrogent sur la planète qui accueillera les générations suivantes. Nous, qui grandissons, vieillissons, vivons aujourd’hui, quel monde allons-nous transmettre à nos enfants? À nos petits-enfants? À ceux qui vont naître dans 100, 200, 1000 ans? N’avons-nous pas le devoir de leur léguer une planète habitable?
Pour les experts du Giec, la réponse est sans appel: la responsabilité de l’humanité dans le réchauffement climatique est “sans équivoque”. “Il est clair depuis des décennies que le système climatique de la Terre change, et le rôle de l’influence humaine sur le système climatique est incontesté”, a déclaré Valérie Masson-Delmotte, co-présidente du groupe d’experts ayant élaboré ce texte.
39% des personnes interrogées dans un sondage réalisé par Yougov pour Le HuffPost estiment que notre génération a une dette envers les futures. 22% affirment même que cette responsabilité était déjà celle de nos parents.
Que devons-nous à ces générations futures qui nous regardent faire, ou plutôt ne pas assez en faire? C’est une interrogation qui en soulève bien d’autres, tant les enjeux sont complexes. S’agit-il d’une question d’ordre moral, juridique ou les deux? Qui doit à qui? Parle-t-on des individus, du collectif, des entreprises ou des États? De nos descendants directs, enfants et petits-enfants, ou des personnes qui verront le jour dans mille, deux mille ans? Doit-on se projeter jusqu’à la nuit des temps?
“Le Principe responsabilité”
En philosophie, c’est l’Allemand Hans Jonas qui a introduit la question des générations futures dans sa pensée, développée en grande partie dans Le Principe responsabilité, publié en 1979. Son constat est simple: les dangers qui planent sur la Terre mettent en péril la survie de l’humanité. Il faut tenir compte du pire scénario possible qui est celui de la disparition des êtres humains. Partant de là, il développe une heuristique de la peur; c’est à partir de cet effroi que l’homme va entreprendre des actions responsables, qui ne mettent en péril ni l’existence des générations futures ni leur qualité de vie sur Terre.
Si pour ce philosophe, il était évident que nous sommes responsables de la planète léguée aux générations à venir, il est loin d’être le seul. Catherine Larrère, professeure émérite à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, spécialiste des éthiques et politiques liées à la crise environnementale et aux nouvelles technologies, contactée par Le HuffPost, est catégorique: ”À partir du moment où nous réalisons des actions qui ont des conséquences à très long terme, oui, nous avons des obligations vis-à-vis de ceux qui vont vivre après”.
Mais elle concède qu’une fois cela dit, la conception d’un devoir envers les générations futures n’a rien de simple. “Parle-t-on des générations qui vivront dans 300, 500, 1000 ans? Existeront-elles encore? Ce n’est pas la même vision des choses. On peut certainement prendre des engagements pour la génération suivante, mais après?”, s’interroge-t-elle.
“Bien sûr, répond également Dominique Bourg, philosophe et professeur à l’université de Lausanne, en Suisse. De quel droit leur laisse-t-on une planète moins habitable? Nous avons la capacité de voir ce qui arrive, les jeunes devraient donc nous en vouloir.”
Greta Thunberg ne dirait pas le contraire, elle qui, lors du sommet de l’ONU en septembre 2019, a laissé sa colère s’exprimer et affirmé: “les yeux de toutes les générations futures sont braqués sur vous. Si vous décidez de nous laisser tomber, je vous le dis: nous ne vous pardonnerons jamais.”
Responsabilités individuelle et collective
Mais en vouloir à qui? À nous, qui prenons l’avion pour aller en vacances, montons dans notre voiture pour aller au travail et consommons un peu trop de viande? Ou aux entreprises et aux États?
Pour Dominique Bourg, auteur, entre autres, de Le marché contre l’humanité, il est évident qu’il existe une “responsabilité minimum”, celle de tout un chacun, qui concerne les comportements du quotidien (transports, alimentation, etc.). Mais selon lui, “l’individuel ne va pas sans le collectif”. Si une prise de conscience de chacun est nécessaire, elle doit s’accompagner de celle des États. Sur ce point, il est rejoint par Catherine Larrère, qui estime également que le réchauffement climatique ne sera pas endigué “sans un profond changement de comportement... Mais culpabiliser les individus, qui ne font ‘pas grand-chose’ à côté des États qui sont d’énormes pollueurs, ne sert à rien”, affirme-t-elle.
Là encore, reste à savoir comment procéder. Si l’on estime que la coercition est la réponse adéquate, “les actes intentionnels doivent-ils être les seuls à pouvoir être condamnés? Ou chaque action qui a des conséquences sur la planète? Comme le fait de monter dans sa voiture et de polluer avec du CO2”, se demande la philosophe.
Écocide, les droits de la nature
Certains spécialistes, comme la juriste Valérie Cabanes, estiment que la nature devrait être considérée comme un “sujet de droit” et l’écocide, c’est-à-dire un crime contre l’environnement, reconnu. Cela permettrait, selon elle, “la poursuite des personnes physiques et morales soupçonnées de porter atteinte à la sûreté de la planète”. Ces crimes pourraient relever des compétences de la Cour pénale internationale (CPI), mais on est encore très loin de ce cas de figure.
Autre question, d’ordre éthique plutôt que juridique: est-il juste de “pénaliser” les générations actuelles, vivantes, au profit des générations futures, pas encore nées? Nul doute que pour certains, la priorité devrait par exemple être de lutter contre la pauvreté actuelle, plutôt que pour les conditions de vie des futurs Terriens. Si tant est que l’on puisse hiérarchiser les plus grands maux de ce monde.
Des recours à la justice ont déjà eu lieu. Récemment, Greta Thunberg et quinze autres jeunes ont porté plainte contre cinq États pour “inaction climatique”. Cette action ne devrait pas entraîner de sanctions contre les pays accusés, mais une autre plainte, déposée en 2015 par l’ONG de défense de l’environnement Urgenda, contre les Pays-Bas, a connu plus de succès. Le tribunal de La Haye avait en effet ordonné à l’État néerlandais de réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’au moins 25% d’ici à 2020.
Pour Dominique Bourg en revanche, il ne s’agit même pas de parler de coercition. “On est en train de retirer aux générations suivantes le nécessaire. De leur retirer ce qui permet à la Terre d’être habitable. Cette destruction a déjà des conséquences irréversibles et c’est le devoir de chacun d’agir. Ce qui compte avant tout, c’est la coordination entre les États, qui doivent contrôler leurs flux, renoncer à la croissance, et les individus, qui en tant que consommateurs, suivent ce modèle”, estime-t-il.
“Fiction utile”
L’un des exemples allant en ce sens, plutôt que dans la pénalisation des générations vivantes au profit des futures, est celui de la Norvège. Ce pays a en effet mis en place un fonds public à destination des générations futures. Depuis des années, l’argent qu’il tire des activités pétrolières ou gazières est investi dans ce fonds. En 2018 par exemple, 23 milliards d’euros en dividendes, intérêts et loyers ont été ajoutés à ce fonds, souligne Libération. Que va en faire la Norvège? “Ce sont les économies du peuple norvégien. Nous en prenons soin pour les générations futures”, affirme Marianne Groth, secrétaire d’État aux Finances. Selon Usbek & Rica, un conseil d’éthique a même été créé pour désigner quelles sont les actions dans lesquelles il ne faut surtout pas investir, comme celles qui portent atteinte à la planète.
Définir les contours de la notion de responsabilité vis-à-vis des générations futures est loin d’être évident. N’est-elle qu’une “fiction utile”, pour reprendre les mots de Hans Jonas, destinée à nous faire prendre conscience de l’urgence de la situation? Ou doit-elle prendre corps à travers la loi? Quelle que soit la réponse, une certitude: les générations actuelles, bien vivantes, sont de plus en plus conscientes du manque d’action en faveur de l’écologie. Et en même temps qu’elles bousculent nos habitudes et certitudes, elles mettent en avant l’existence d’une responsabilité collective qui est la nôtre.
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