Lettre à mes filles qui quittent la maison: j’ai peur de n’avoir pas été à la hauteur - BLOG

L’autrice et ses deux filles, alors âgées de cinq ans.

PARENTALITÉ - J’ai peur de n’avoir pas été à la hauteur.

Cette angoisse ne m’a pas quittée depuis la première échographie. Des jumelles. Deux filles. Des filles. Comment diable allais-je réussir à élever des filles?

Sur le moment, je redoutais de vous faire honte. Parce que je n’étais pas assez féminine, parce que je ne ressemblais pas aux mères des copines que vous vous feriez inévitablement, parce que je savais –au plus profond de moi alors que vous grandissiez dans mon ventre– que vous seriez de jolies petites filles féminines.

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Je craignais qu’en regardant autour de vous, vous ne me jugiez sévèrement. Comme ma mère, mes camarades de classe et moi-même l’avions fait avant vous.

“Je n’en avais pas fait assez. Et, en même temps, beaucoup trop”

J’avais peur de vous voir aimer la mode et le shopping, ce qui a été le cas, au grand bonheur de votre grand-mère. Ça me terrifiait. La mode repose sur le genre. Il faut “s’adapter”, à tellement de niveaux.

Et puis, un jour, c’est arrivé, quand on s’est installées dans l’aire de restauration d’un centre commercial près de chez nous, dans la banlieue sud de Chicago. L’une de vous a déclaré que je n’étais pas comme les mères de vos amies. Et l’autre a aussitôt levé les yeux vers moi, comme si elle aussi l’avait remarqué, sans trouver les mots pour l’exprimer.

Ma gorge s’est nouée. Vous aviez six ans. Je n’étais pas prête à vous perdre si tôt.

“Qu’est-ce que tu en penses?” ai-je demandé.

“En fait, les mères de mes copines ne parlent jamais de trucs intéressants”, a répondu Bébé A.

“Elles n’écoutent pas leurs enfants, et ça me rend triste pour eux”, a renchéri Bébé B.

Je n’avais bien sûr pas encore eu vent du fait qu’une de vos meilleures amies de maternelle vous avait rejetées parce que sa mère ne tolérait pas que vous ayez deux mamans. Vous en avez énormément souffert. Et je me sentais impuissante.

Cela étant, devenir mère m’a notamment appris que tout est une question de point de vue. Qu’importe l’opinion des autres; tout ce qui comptait, c’était ce que vous, vous pensiez de moi. Je suis votre mère. Vous m’aimez d’un amour inconditionnel. Et je vous le rends bien.

Voilà pourquoi j’ai peur de ne pas avoir été à la hauteur.

L’autrice et ses filles, en maternelle.

J’ai peur de ne pas vous avoir préparées à la cruauté du monde. Peur d’avoir cru que la méchanceté vous épargnerait, pour la simple raison que vous êtes jeunes, jolies, futées et pleines d’assurance. C’est le cas. Pour le moment.

Oui, vous m’avez vue désemparée face à un patron qui me traitait “d’autiste” quand, en réalité, j’étais simplement plus intelligente que lui. Vous avez compris le sous-entendus sexiste et, pour mon plus grand plaisir, vous avez souligné à quel point c’était insultant pour les autistes.

J’ai vu de mes yeux votre résilience quand nous avons emménagé dans ma ville natale pour Las Vegas, quand votre autre maman a déménagé en Floride, quand mon journal a dû mettre la clé sous la porte, quand nous avons perdu notre maison suite à une crise financière dont notre banlieue multiethnique a mis du temps à se relever.

J’ai cru avoir tout perdu. Vous m’avez assuré que ce que nous partagions dépassait de loin tout ce que nous avions perdu.

Plutôt surprenant de la part de deux petites filles de dix ans.

“Qu’importe l’opinion des autres; tout ce qui comptait, c’était ce que vous, vous pensiez de moi”

À bien des égards, j’étais encore cette enfant de maternelle, acculée par un groupe de filles et “accusée” d’avoir une voix trop grave. Jusqu’à ce moment-là, encore bien vivant dans ma mémoire, j’ignorais qu’il fallait que je module ma voix naturelle.

Nous n’avons pas eu la vie facile. Je suis trop gay, trop célibataire, trop intelligente, trop exubérante, trop fauchée. Je n’entre pas dans le moule. Je ne sais pas comment faire.

Parfois, je paierais cher pour le savoir.

Ma mère a passé la première partie de ma vie à tenter de m’apprendre à m’adapter, à suivre les dernières tendances. Et je n’ai pas été à la hauteur de ce qu’elle espérait.

Je vous ai donc élevées dans l’espace sécurisant dont j’avais besoin, dans l’idée que cela vous aiderait peut-être à vous frayer un chemin plus facilement dans le monde.

Aujourd’hui, pourtant, alors que vous quittez la maison, je suis terrifiée. J’ai peur de vous avoir trop protégées, trop aimées, de ne pas vous avoir préparées à un monde qui vous fera payer votre authenticité. Que, peut-être, vos choix sont trop influencés par les miens, ou ce que j’aurais aimé accomplir. 

J’ai peur non pas que vous échouiez (parce que ça arrivera, mais vous savez persévérer) mais que vous preniez la mesure de mon incompétence. Et que je vous perde.

Je suis terrifiée à l’idée de lire la déception sur vos visages lorsque que la personne que vous admirez vous découragera.

Je crains que vous ne soyez pas en sécurité, qu’à force de vous avoir enseigné à aborder la vie dans l’ouverture et la vulnérabilité, j’aie fait de vous des personnes trop ouvertes, trop vulnérables.

L’autrice, au centre, avec ses deux filles et leur seconde mère (à droite) au cinéma, en décembre 2019.

Oui, je sais ce que vous allez me dire: “Maman, on a bien plus que beaucoup de nos amis. Tu nous parles, tu nous écoutes, tu nous respectes, tu nous fais confiance. On se dit ‘Je t’aime’ chaque fois qu’on se sépare. Tout le monde n’a pas cette chance.”

À mon sens, c’est de là que naît ma peur. Tout le monde n’a pas cette chance. Et certains ne vous la donneront pas.

Vous me trouvez incroyable. Peut-être est-ce ce que je redoute le plus: le jour où vous changerez d’avis. 

“Je vous souhaite de vous épanouir dans le monde.”

Je ne sais pas exactement ce que cela veut dire. Je veux que vous aimiez et soyez aimées en retour, que vous soyez sincères et que vous ayez tous les jours le sentiment d’être utile. De gagner votre vie. D’améliorer les choses. Mais je ne suis pas certaine que cela soit conciliable avec la condition féminine.

Je sais que vous vous êtes fixé des objectifs. Ou, du moins, des choses que vous souhaitez essayer. Je vous l’ai répété sans cesse: “Ne laissez personne choisir à votre place. Ne croyez pas celui ou celle qui vous dira que vous n’avez pas le droit.”

À présent, une dernière chose, avant que vous ne plongiez dans ce monde d’opportunités et de dangers: cherchez plutôt à suivre votre voie qu’à tout maîtriser en chemin. Face aux cruautés du monde, ne perdez pas de vue la boussole de votre cœur.

 Sur ce, je vais me préparer à vous déposer à la fac, à moins de deux kilomètres de l’endroit où vous êtes nées. Deux filles qui sillonnent le monde ensemble, s’éloignent de moi tout en m’emportant avec elles, avec un peu de chance. Deux filles qui, je l’espère, sauront éviter mes écueils. Non content d’être belles, fortes, vulnérables et intelligentes, vous avez conscience que les grands changements se font progressivement.

Ce blog, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Mathilde Montier pour Fast ForWord.

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